La vie radicale d'un paysage

Images du pouvoir

La Commune de Paris est le nom donné au gouvernement insurrectionnel, hautement controversé, qui supervise l’administration de la Ville de Paris entre le 18 mars et le 28 mai 1871. La Commune prend le pouvoir au lendemain de la guerre franco-allemande de 1870-1871 qui a vu entre autres la défaite puis la reddition de Napoléon III, empereur de France lors de la bataille de Sedan; le long siège de Paris par l’armée prussienne et la capitulation du gouvernement provisoire d’Adolphe Thiers devant les armées du chancelier prussien Bismarck; l’échec de la tentative du gouvernement de Thiers de désarmer la garde nationale de Paris sur la butte Montmartre; et la fuite de Thiers à Versailles, laissant derrière lui une population parisienne armée et exaspérée.

Le 18 mars 1871, une coalition regroupant des citoyens engagés et des dirigeants de diverses organisations politiques républicaines proclame un gouvernement autonome parisien, qui ne reconnaît pas l’autorité de Thiers. Révoltés par les atteintes à leurs droits et à leurs libertés subies sous le régime de Napoléon III et doutant de la loyauté envers la France des membres royalistes du gouvernement provisoire de Thiers qui a succédé à Napoléon III après son abdication, ils forment la Commune de Paris. Celle-ci regroupe en son sein les tenants des valeurs républicaines et socialistes, dans le but de gouverner et d’administrer la capitale. Les législateurs de ce gouvernement souhaitent poursuivre un nombre de réformes, que ce soit dans les domaines du droit du travail et de l’éducation ou dans celui du rôle des arts dans l’espace public.

Rendu du monticule de Vendôme

David Gissen avec Victor Hadjikyriacou. , 2014

Transformer l’iconographie de Paris

Pour de nombreux urbanistes comme Henri Lefebvre et David Harvey, la Commune se trouve alors à la tête d’une ville radicalement transformée sous Napoléon III. En tant que préfet de la Seine, le baron Haussmann a fait raser les vieux quartiers centraux de Paris pour ériger à leur place de grands immeubles bourgeois et aménager de larges boulevards permettant de relier avec le centre de la ville les quartiers périphériques, isolés et plus pauvres, afin d’étendre la portée monumentale de la symbolique du pouvoir impérial. Le paysage naturel et l’iconographie de la ville sont ainsi profondément transformés : modernisation des voies de circulation et des réseaux d’égouts; système de zonage; et adoption de règlements municipaux régissant l’ensemble des services publics, de la distribution de l’eau potable et du traitement des eaux usées jusqu’à l’emplacement des lieux de récupération des déchets industriels et des déjections animales. Dans un tel contexte, la Commune représente aussi un mouvement qui tente de mettre en œuvre des transformations visant à contrecarrer cette vision impériale de Paris.

Le projet de démolition de la colonne Vendôme, au beau milieu de la place, figure parmi les mesures les plus controversées et symboliquement chargées de la Commune. À l’origine, la colonne a été réalisée dans le cadre d’une commande passée par Napoléon Bonaparte afin de représenter la Grande Armée et de célébrer sa victoire sur les forces de l’Empire autrichien lors de la bataille d’Austerlitz.

La colonne Vendôme

Photographe inconnu, Paris, 1851. PH1981:0773

Le monticule

La Commune confie donc la supervision de l’ouvrage à l’ingénieur Jules Iribe. Celui-ci travaille sur les plans de démolition avec l’ingénieur Ismaël Abide et le directeur temporaire des Travaux publics sous la Commune, Georges Cavalier. Parmi les divers préparatifs en vue de l’opération qui prévoit, entre autres, d’attacher des câbles entre le sommet de la colonne et des cabestans ancrés rue de la Paix pour la faire tomber, on assiste à l’édification d’un énorme monticule de sable, de paille, de branches et de fumier au pied de la colonne, du côté nord de la place. La construction du monticule s’inspire des méthodes mises au point par l’armée pour la fortification des tranchées. La méthode adoptée consiste à appliquer un mélange compact de terre et de fumier par-dessus une couche de paille et de branches afin d’absorber les ondes de choc des boulets lancés par les canons ennemis. Les ingénieurs ont l’idée d’aménager ce monticule sur la place Vendôme afin d’amortir les vibrations accompagnant la chute de la colonne et de préserver les fenêtres des bâtiments environnants ainsi que l’immense réseau d’égouts qui passe sous la place. Le décret de la Commune, suivi à la lettre par les ingénieurs, stipule que la place Vendôme devra être adéquatement protégée durant la démolition de la colonne.

La colonne Vendôme à terre

Charles Soulier, mai 1871. Tiré de la série Paris incendié. PH1985:0532

La reconstruction

La célébration par la Commune de sa vision différente de la ville sera de courte durée, puisque l’armée française jusqu’alors stationnée à Versailles sous le commandement du maréchal Mac Mahon entre dans Paris à peine quelques jours plus tard. La bataille pour Paris, qui dure plusieurs semaines, fera des milliers de morts parmi les habitants de la ville, communards et simples citoyens, et laissera le centre de la capitale en ruines. Dès le renversement de la Commune et pendant les années qui suivront, le gouvernement d’union nationale prendra des mesures systématiques pour purger la mémoire collective des événements de la Commune, punissant les communards pour leurs actes et mettant en œuvre un nouveau plan d’envergure de construction de monuments dans la ville.

Dès son retour au pouvoir, le gouvernement de la Défense nationale embauche des ouvriers pour débarrasser, en quelques jours, la place Vendôme de la terre et des gravats qui ont accompagné la démolition de la colonne. Durant les mois qui suivent, plusieurs communards, dont Gustave Courbet et George Cavalier, font l’objet de procès pour la destruction du monument. Le gouvernement mandate l’architecte Alfred Nicolas Normand et la fonderie Monduit pour la restauration et la reconstruction à l’identique de la colonne Vendôme à partir des débris récupérés. Le travail inclut un nouveau moulage de la statue de Napoléon Bonaparte en tenue d’empereur romain, laquelle a été endommagée lors de la chute de la colonne. Faisant écho aux images de sa destruction qui ont circulé à l’époque, la reconstruction de la colonne de Vendôme devient un spectacle de monumentalité et d’ingénierie au cœur de Paris. Cette reconstruction est achevée en décembre 1875. Depuis cette date et jusqu’à aujourd’hui, 140 ans plus tard, il ne reste plus aucune trace des événements qui se produisirent place Vendôme.

Restauration de la colonne Vendôme

Charles Marville, 1873-1874. PH1981:0680

La reconstruction, la suite

Face aux mesures prises par le gouvernement d’union nationale pour purger la mémoire collective de l’existence de la Commune, les anciens communards et d’autres groupes politiques sympathisants ont cherché des moyens de perpétuer le souvenir des aspirations révolutionnaires d’alors et de leur anéantissement dans la violence, et de commémorer ces événements dans les espaces publics de la ville. Des graffitis apparus dans les années 1870 et 1880 aux petites plaques commémoratives apposées plus tard, ou aux essais commémoratifs, livres et pamphlets publiés par des groupes comme les situationnistes, ou encore, aux tentatives par Peter Watkins de reconstituer et de rejouer l’histoire de la Commune, la mémoire de cet événement historique est devenue une affaire internationale. Dans l’histoire récente, cet événement se manifeste comme un aspect critique de l’histoire urbaine, en particulier en ce qu’il nous indique d’autres façons d’envisager l’espace urbain et sa gouvernance.

Peut-être en raison des révolutions urbaines qui ont éclaté dans le monde récemment ou peut-être aussi parce que la Commune est devenue une page mieux acceptée de l’histoire urbaine, cette activité de recherche et de commémoration s’est intensifiée ces dernières années et a influé sur les espaces publics réels de Paris. Parmi les récentes mesures de commémoration de la Commune prises par la Ville de Paris, on compte l’installation de quelques plaques dans les parcs publics pour marquer les lieux où se sont déroulés les combats les plus acharnés du début et de la fin de la Commune. Ces mesures comprennent aussi l’inauguration de la place Louise Michel à Montmartre et l’apposition d’une plaque au jardin du Luxembourg, qui rejoignent ainsi d’autres lieux marquants comme le mur des Fédérés au cimetière du Père-Lachaise (désigné lieu du patrimoine national en 1983), où plus d’une centaine de communards furent fusillés et inhumés dans une fosse commune. Plus récemment, l’organisation Raspouteam a installé une série de murales photographiques temporaires à divers endroits de la capitale, qui documentent l’apparence de ces lieux pendant et juste après la Commune.

David Gissen en compagnie de signataires de la pétition pour reconstruire le monticule

Fabrizio Amoroso, Place Vendôme, 2013