SUSPIRIA

SUSPIRIA

2.0

CRIME DESIGNER :
DARIO ARGENTO ET LE CINÉMA

BERNARD JOISTEN
MAISON-ALFORT : ERE
2007

Suspiria n’est pas un film pour avoir peur, mais pour voir la peur se dessiner sur des visages innocents. Les livres de Sade non plus ne provoquent pas la peur. Nous subissons simplement la culpabilité du rire devant le grotesque des corps qui tombent sous la lame des couteaux, ou qui se laissent traverser de sodomies joyeuses. Pas de sodomie chez Argento, mais des violences infligées. Suspiria est une usine d’excitation du massacre, où le regard jouit de la frayeur et de la douleur. Car on ne peut pas s’identifier aux victimes, trop mièvres, trop délicates. Leur peur nous amuse, nous en sommes les voyeurs. Finalement la seule inquiétude est de savoir si la peur de l’autre sera à la hauteur de notre envie d’en observer l’hystérie. Voir un Argento, c’est assister à des cérémonies langoureuses d’extase parfaite du point de vue du criminel.

Dans ces miroitements colorés de lumières aux profondeurs magnétiques, pas de sexe, pas de sensualité, pas de contact. Dès le début du film, la pluie impose aux corps des résistances, des contraintes. La brutalité de l’eau qui s’abat sur la ville préfigure toutes les forces qui vont s’acharner sur la chair des jeunes filles de l’académie de danse. Plus tard, une autre pluie, constituée d’asticots, inondera leur visage. Chute sinistre de petites larves mouvantes et ténébreuses, malgré leur impeccable blancheur. Obligées de fuir leur lit, les filles se retrouvent dans la cuve d’une énorme pièce aux rougeurs d’enfer. On sent suinter le désir de ces jeunes corps élastiques, dressés pour plaire à la concupiscence. Mais Argento n’est pas un cinéaste du sexe, ces corps n’ont pas de conductibilité charnelle. Ils ne rayonnent pas, donc ne marchent pas dans la logique du cinéma international, qui est de remplir le récit par de l’attraction. C’est tout l’inverse qui se passe. Suspiria est une ode à la répulsion. Ce qui flambe entre les êtres, c’est un desir d’éloignement. L’univers est en expansion, les corps sont des planètes qui s’éloignent les unes des autres.

Le dégoût entretenu par les vers qui se tortillent en gros plan permet de moudre le grain anti-sentimental, anti-amoureux, anti-sexuel de la machine Argento. Lorsque l’amour ne marche pas, que le corps n’est plus qu’une entité lourde et matérielle, alors la représentation de sa déchéance devient possible. On nous montre les outils vivants qui se chargent de la destruction du corps et de son intégration dans le cycle de l’écosystème. Le ver est quand même un objet relativement rare au cinéma. lci ressortent les obsessions d’Argento sur la mort et les étapes naturellement inéluctables de la transformation du corps en pourriture. Le réalisateur là sa vraie nature d’abonné absent du monde des affaires sentimentales : comment elles évoluent dans le cadre des échanges, des liens, des affects, il s’en moque. Argento regarde les hommes comme des intermédiaires entre l’animal et la plante.

C’est la force de la sorcière qui annihile le désir. Elle se sert de la fraîcheur des êtres pour nourrir son corps pourri. Avaler ce sang, le digérer, c’est fonctionner comme ces trous noirs qui absorbent tout et ne laissent aucune chance d’exister à l’énergie, la lumière ou la matière. Dans ces champs de forces sublimes, le négatif règne. Tout s’organise selon un phénomène de digestion mécanique, d’absorption, de disparition. Cette place imbibée d’ombre, où s’enfonce l’aveugle, c’est encore la sorcière qui l’active. C’est elle qui ordonne au chien de mordre son maître, d’aller contre la nature aimante des êtres, contre les mécanismes d’attraction et de lien. L’inconnu est là, palpable dans l’environnement vide de la place. Soudain, le chien attaque, saute à la gorge de son maître. Le danger était là, lettre volée sous le nez d’un Dupin de pacotille. Mais l’aveugle n’est pas un inspecteur, c’est un pion posé au milieu de la grande case noire d’un échiquier aux contours infinis. Une minuscule silhouette à la recherche du temps perdu qui lui reste à vivre. Son immobilité, au milieu de nulle part, poétise son malheur, lui donne une grandeur de petite importance. Il ne s’en sortira pas. Les façades qui encadrent les ténèbres forment l’architecture déjà dressée de sa pière tombale.    

Les sorcières de Suspiria instrumentalisent. Elles n’ont besoin de l’autre que comme nourriture. La victime est le carburant physique qui permet à la vieille de « tenir ». Le sexe n’a aucun rapport avec cette matérialité essentielle du corps, avec son statut de viande. Les films d’Argento, malgré leur érotisme, n’ont jamais tiré la couverture du côté de la représentation des accouplements. Certes, ici ou là, on trouve des évocations. Mais c’est pour aussitôt les recouvrir de séquences où s’exprime véritablement tout le mépris de l’auteur pour ces actes grotesques. Le psychisme du tueur n’a rien à faire avec l’envie de trouver chez l’autre un exutoire sexuel. Ce phénomène un peu rare tient probablement à la psychologie torsadée d’Argento, dont les décodeurs lacaniens pourraient s’emparer si le temps le leur permet, un jour, entre deux conférences à la Sorbonne. Mais c’est aussi l’incroyable entité volatile de la censure, capable de se tordre dans tous les paradoxes, qui permet au crime d’être déployé dans toute sa décadente splendeur cinématographique. La bestialité lascive de l’obscénité pure, telle qu’elle naît dans le cerveau moyen des individus, ne passe pas entre les mailles du filet de la distribution. Car Dieu a voulu que la rencontre extrêmement banale de deux organes génitaux soit interdite en dehors des cadres des représentations spécifiées X. Argento a choisi le parti d’en montrer le plus possible, de la chair, et la mise à mort lui a semblé le moyen le plus adéquat.    

Le vivant est difficile à maîtriser. Pour contrôler un corps, il faut l’immobiliser, ce qui permet à la photographie de prendre la première place au pays des divertissements (Ténèbres). Mais si la photo a du charme, la plus belle immobilité est celle pétrifiée de la mort. La femme est un objet tellement photogénique...    

La dernière séquence de Suspiria fait basculer le film dans une alcôve de non-sens. Jusque-là on se serrait à l’étroit dans un suspens sadien de château sanglant, de criminel caché, d’enquête sans police, mais policière dans la structure, dans les veines. On se laissait porter par des mystères glacés, vitrifiés par la liberté chromatique et les lentes déambulations des jeunes villes vêtues de blanc. Mais maintenant, on glisse dans l’ornière finale, un interstice de croyance et de dimension obscure. La sorcière est lâchée, elle surgit dans les surfaces d’une ombre portée. Un couloir, des obscurités, des décombres et une forte odeur de mort accueillent l’héroïne. Tout est imprégné d’une destruction qui lamine, broie, fait tourner le beurre de l’existence dans les odeurs d’une apocalypse joyeuse. Suspiria me paraît très imprégné d’Italie, avec cette présence un peu funèbre de l’architecture comme structure à la fois qui règle les comportements de la vie et qui les dérègle. On sent bien cette équivoque du monumental à travers la séquence de la place cernée de façades où meurt l’aveugle, tué par son chien. L’enfermement déteint sur l’inquiétude des héroïnes aux destins marqués par l’inévitable. Entre deux crimes, les filles semblent flotter dans une espèce de tube à essai du mal. La maison est un tombeau, mais n’importe quelle maison, une maison immense, qui déborde de chambres, de recoins, de zones aux limites improbables. Comme dans Les 120 Journées de Sodome (Pasolini), les couloirs froids de la bâtisse enferment des individus contrôlés, frabriqués pour servir de viande à de vieux débris pervers.    

Cathédrale de couleurs laminée de bleu et de rouge, enveloppée d’une espèce de coloration psyché spécial vomissures de l’abstrait chic des publicités des années 1980, boîte de nuit démodée pour alcoolo fatigué après des attouchements louches dans un bordel encore en activité, Suspiria sent la fin de règne de la démocratie narrative. On devine, ici ou là, derrière l’angle d’une séquence, sous les paillettes disco de la grandeur pastiche et légère des années pub, le début d’une ère plastique du cinéma où les émotions sont dictées par des procédés calculés, percutants, lancées comme des ordres éructés par un grand général malade, avachi dans son blockhaus.