A sa sortie aux Etats-Unis en 1955, L'Homme au bras d'or fit sensation. D'abord et essentiellement parce qu'il abordait crûment l'addiction à l'héroïne d'un musicien. Et défiait donc le code Hays, qui régissait la moralité du cinéma américain. Trente secondes du film furent censurées. Ensuite, parce que, pour une des premières fois à Hollywood, le jazz servait entièrement de bande-son à un film, grâce aux compositions d'Elmer Bernstein, qui allait devenir célèbre avec la musique des Sept Mercenaires et de La Grande Evasion. Et enfin, parce que les effets graphiques du générique, conçu par Saul Bass, époustouflèrent par leur classe et leur rythme. Le film est tiré d'un roman de Nelson Algren, qui mérite mieux que le terme d'« amant américain » de Simone de Beauvoir dont on le gratifie en France. Otto Preminger, réalisateur mais aussi producteur du film, lui demanda d'ailleurs de scénariser lui-même son livre. Mais, ne se sentant pas à l'aise dans les palaces d'Hollywood, Algren passa la main à Walter Newman.
"La pendule de la pièce au-dessus du Safari sonnait toujours la même heure, celle du Camé. Chaque instant qui passait là, c'était celui du Frère de la Came et les murs avaient la couleur de tous les vieux rêves des Frères, la teinte de la morphine diluée au moment où l'aiguille va faire jaillir le sang qui souffre.
Murs qui montaient, montaient, comme les murs d'un rêve inquiet."
Extrait du livre L'Homme au bras d'or, de Nelson Algren.
Né dans le Bronx en 1920 au sein d’une famille d’immigrants juifs venus de l’Europe de l’Est, Saul Bass se passionna très tôt pour l’art. Faute de moyen, il étudia à temps partiel et le soir avec György Kepes, artiste hongrois qui l’initia au mouvement Bauhaus selon lequel « la forme suit la fonction ». L’influence du Bauhaus est manifeste dans nombre de génériques et de logos qu’imagina Bass par la suite.Parti tenter sa chance à Hollywood dans les années 1940, il travailla à la conception de publicités imprimées, dont des affiches de films. Ses idées pour celle du film The Moon Is Blue (1953) plurent au producteur et réalisateur Otto Preminger. Il a une approche très épurée de la création graphique, dans un style moderne et nerveux. Les lignes, brisées ou droites sont récurrentes dans son identité artistique. Cette approche innovante fera la renommée de Saul Bass dans la composition d’affiches et… de génériques de films. En effet, séduit par l’affiche produite pour Carmen Jones, Otto Preminger lui demanda dans la foulée de réaliser le générique du film !. Il est le précurseur et l’éclaireur d’une nouvelle époque, marquée par des génériques qui peu à peu vont véritablement devenir des prologues au film, racontant une histoire et plongeant le spectateur dans un état émotionnel idéal pour que le film puisse démarrer dans les meilleures conditions. Épaté, Preminger demanda ensuite à Bass de lui proposer un logo fort, de même qu’une affiche et un générique d’ouverture, pour son controversé The Man with the Golden Arm (1955), où Frank Sinatra incarne un jazzman héroïnomane.
Je vous invite à regarder la vidéo juste à droite de ce texte, il s'agit de la rencontre avec le graphiste et réalisateur Tom Kan pour revenir sur la révolution qu'a été le travail de Saul Bass.
Sinon, vous pouvez là retrouver ici.
Saul Bass continue d'exercer la profession de graphiste pour l'imprimé, tout en continuant ses recherches cinématographiques comme réalisateur. Le nombre des récompenses qu'il a obtenues pour la haute qualité de son œuvre ne se compte plus, dans quelque domaine du graphisme que ce soit. (Entre autres, il a reçu une médaille pour le meilleur dessin et la meilleure présentation typographique d'un rapport annuel... En France, le festival d'Annecy lui a rendu hommage en présentant ses œuvres, ainsi que le groupe des Rencontres internationales de Lure en 1960.)
Avant Saul Bass, les génériques de films sont, pour la plupart, réalisés de façon statique par « cartons » séparés et sans autres effets que des fonds peints apparaissant en transparence ou des effets d'éclairage profilant sur ces fonds l'ombre des lettres peintes en blanc sur des vitres.Il est facile de comprendre les raisons de beaucoup de génériques médiocres réalisés en série et économiquement dans des pays comme la France, qui assure la diffusion postsynchronisée de l'énorme production hollywoodienne, par exemple. Les films muets, par la manipulation qu'exigent les « intertitres », n'échappent que rarement à cette loi économique.
Les versions originales ont au moins le mérite de conserver les génériques d'origine.
A cette époque pionnière, seuls des esthètes comme Marcel L'Herbier, aidé de Claude Autant-Lara, tentaient quelques recherches qui échappaient à la médiocrité courante.
« Tous les matins je courais jusqu'à la colonne Morris pour voir les spectacles qu'elle annonçait.
Rien n'était plus désintéressé et plus heureux que les rêves offerts à mon imagination par chaque pièce annoncée, et qui étaient conditionnés à la fois par les images inséparables des mots qui en composaient le titre et aussi la couleur des affiches encore humides et boursouflées de colle sur lesquelles ils se détachaient et mes parents m'ayant dit que, quand j'irais pour la première fois au théâtre, j'aurais à choisir entre ces deux pièces, cherchant successivement à approfondir le titre de l'une et le titre de l'autre, puisque c'était tout ce que je connaissais d'elles, pour tâcher de saisir en chacun le plaisir qu'ils me promettaient et de le comparer à celui que recelait l'autre, j'arrivais à me représenter avec tant de force, d'une part une pièce éblouis santé et fière, de l'autre une pièce douce et veloutée, que j'étais aussi incapable de décider laquelle aurait ma préférence... »
Ce texte de Proust nous fait passer de la page de tête du livre à la page du livre « affichée », amplifiant les éléments spectaculaires de la typographie liée aux jeux de la couleur de fond comme élément attractif et affectif.
Dans ses génériques, Saul Bass utilise à la fois des personnages découpés dans les illustrations de livres ou les catalogues de clichés passe-partout du xixe siècle, à la fois la typographie des noms d'acteurs (ce en quoi le générique de film représente non seulement le titre du livre, voire sa page frontispice, mais également la liste des personnages comme dans une pièce de théâtre).La dynamique dans ses génériques est introduite par le déplacement dans l'écran des plages colorées, ou pas, par différents éléments, par les mouvements de caméra, par les apparitions et disparitions des textes à des emplacements divers.
"L'Homme au bras d’or" sont ses premiers pas dans le domaine du générique, c'est une première étape."
Pour le titre de ce film d'Otto Preminger, j'ai dessiné un bras et, pour le générique, je suis parti de ce que j'avais dessiné » pour l’affiche et pour la publicité, je l'ai simplement animé. Ce passage d'un bras immobile à un bras qui bouge a marqué mon entrée dans l’activité cinématographique. » Saul Bass
II y a dans le générique de « l'Homme au bras d'or» pour la première fois une véritable animation de l'espace par le symbole du bras, et c'est dans cet espace, sans cesse recomposé, que vient prendre place la typographie. La composition typographique, découpée ligne par ligne, se fragmente en rectangles de papier formant des sortes de barres dont on comprend fort bien la manipulation comme les autres barres. représentent le bras. Seulement, pourrait-on dire, les unes (celles du bras) sont pleines, les autres (celles de la typo) sont beaucoup plus légères, quasiment vides. Saul Bass a traité le nom des artistes comme les autres éléments graphiques, parmi eux. En les intégrant ainsi, il a ; « tenté de rendre la présence obligatoire des noms intéressante. De ce contraste naît la composition.
Saul Bass le seul a réinventer les génériques, va travailler en duo avec sa femme Elaine Bass, qui commença à réaliser et à produire avec lui des génériques à partir de Spartacus (1960), de Stanley Kubrick, où une succession d’images fixes de poteries vient illustrer la nature des personnages, dont défilent noms et interprètes. Simple, brillant, comme l’affiche : un exemple de pureté graphique où une silhouette de gladiateur, sur fond vermillon, exhibe à une main une entrave brisée, tandis que de l’autre, elle brandit un poignard. Vingt ans plus tard, Kubrick commanda à Saul Bass l’affiche de The Shining. Pour plus d’information, je vous invite à écouter ce podcast « Faire sens avec Elaine et Saul Bass » qui est un épidose du podcast « L'odyssée de Pénélope ».Retrouver son site web ici.
Écouter « Faire sens avec Elaine et Saul Bass » :
Bien décidé à ne plus se droguer, Frankie Machine voudrait devenir musicien de jazz. Mais Zosch, son épouse, préfère qu’il gagne sa vie comme croupier dans le tripot de Schwiefka. Bientôt, les dettes s’accumulent et Frankie, qui se drogue de nouveau, est accusé du meurtre d’un dealer.
Bien sûr, il aurait été difficile de ne pas évoquer Frank Sinatra dans le rôle principal du film de Otto Preminger. Éternel crooner touche-à-tout, mais aussi connu pour ses liens très amicaux avec de nombreuses personnalités de la mafia, l’acteur-chanteur jouit ici d’un rôle à contre-emploi qui surfe sur l’actualité.
Frank Sinatra, né le 12 décembre 1915 et mort le 14 mai 1998 , est un chanteur, acteur et producteur de musique américain. Il est l'un des chanteurs les plus influents du xxe siècle et sa popularité est comparable à celle de compatriotes comme Elvis Presley ou Michael Jackson.
Le critique musical américain Robert Christgau le qualifie même de
« plus grand chanteur du xxe siècle ».
Son répertoire comprend plus de 2 000 chansons pour environ 150 millions de disques vendus.
En effet, deux ans avant la sortie du film, de nombreuses rumeurs persistantes laissaient dire que son rôle dans le film Tant qu’il y aura des hommes (pour lequel il aurait eu un Oscar) aurait été obtenu grâce aux pressions de la pègre.
L’homme au bras d’or réactive cette légende en faisant de Sinatra un homme faussement puissant, tenu en laisse par des hommes à la mauvaise influence grâce à l’héroïne.
Ses facultés hors normes – il possède une étonnante dextérité et serait un prodige de la batterie – sont contrastées par le fait qu’on ne les perçoit jamais à cause de ses problèmes d’addiction. La légende Sinatra est constamment écornée, sans être contestée par ses partenaires : ils le savent tous surdoué, mais ils le savent auto-destructeur.
C’est en cela que le protagoniste se fait régulièrement écraser dans l’espace scénique lors des dialogues qu’il entretient avec autrui, puisque qu’il n’est qu’un noyau influencé par sa constellation d’amis et/ou amours.
La reconnaissance du film provient également de sa formidable musique, Intégralement jazzy. Les lignes de trompette, évidemment proches du film Noir, ne sont pas uniquement présentes pour illustrer l’atmosphère mais une nouvelle fois y renforcer le paysage mental de Frankie. Exemple notoire : lors de la scène d’« entretien » de Frankie pour espérer devenir batteur, ce dernier rate sa prestation à cause de l’héroïne. Au demeurant honteux par sa performance catastrophique, il quitte l’orchestre et se retrouve en ville où il va directement essayer de trouver de l’argent pour avoir une dose. Lors de cette furtive déambulation, la musique perd de facto la ligne de batterie, et donc égare son rythme pour dissiper une fois pour toutes l’ambition du protagoniste de quitter son quartier.
La place des femmes dans le film est aussi une donnée importante, puisqu’à l’inverse des films Noirs habituels, il n’est pas question dans le long-métrage de femme fatale ni de femme à protéger. Ici, les personnages féminins sont marqués par une dualité nuancée, entre le déterminisme social qui les fétichise à première vue. Kim Novak, actrice reconnue pour ses rôles de femme fatale chez Alfred Hitchcock (Vertigo) ou Billy Wilder (Embrasse-moi idiot), trouve par exemple ici un rôle plus ambigu : courtisée et courtisane, elle ne fuit pas pour des raisons de séduction mais pour des raisons de sédition. Elle lutte contre Frankie pour lui faire admettre sa déraison, non pour jouer un rôle d’attraction/répulsion. Elle témoigne d’une activité forte avec et contre lui qui l’amène à créer une double lecture au film : il interroge d’une part la fatalité du milieu duquel vient Frankie, où chaque actant est une fonction à première vue enfoncée dans sa caricature ; comme il dissimule par le personnage de Molly une fuite évidente à ce monde, loin du vice général qui enrobe le quartier.
Que symbolise Preminger aujourd’hui ? Son cinéma apparaît comme l’apogée du classicisme et repose sur un art de l’équilibre et un génie de la composition plastique aussi bien que de la narration, qui englobe destins individuels et Histoire, violence et rétention, intelligence froide et émotion, scepticisme hautain et humanisme.
L’art de Preminger est un art de l’invisibilité, ce qui a sans doute freiné sa reconnaissance comme auteur. Ses films offrent cette illusion de continuité grâce à un travail sur la fluidité et l’harmonie à l’intérieur des plans et des séquences. Preminger est le cinéaste classique par excellence, car son art méprise l’expérimentation voyante et met la maîtrise de l’écriture cinématographique au profit de l’évidence, du réalisme et de la dramaturgie. Un film comme Exodus (sans doute le plus beau et le plus représentatif du Preminger des années soixante) s’écoule ainsi comme un long fleuve majestueux, épousant le thème du film sur l’amplitude de l’Histoire qui draine les conflits et les destins personnels.
Otto Preminger nait à Wiznitz en Autriche-Hongrie en 1905, c'est un réalisateur américain d'origine autrichienne.Otto Preminger était connu pour son caractère intraitable, autoritaire et colérique et ses conflits avec certains acteurs, dont Linda Darnell, Tom Tryon ou Jean Seberg, sont notoires5. Il apprend la mise en scène à Vienne auprès de Max Reinhardt, avant de s’exiler aux Etats- Unis en 1934. D’abord le théâtre à New York, puis le cinéma à Hollywood. Ce qui déroute encore, c’est la variété des thèmes et des genres abordés par Preminger, l’hétérogénéité – superficielle – de l’œuvre, fragmentée en plusieurs périodes distinctes. Preminger réalise cinq films avant Laura, un premier dans son Autriche natale (Die Grosse Liebe), les autres pour le département B de la Fox, que le cinéaste renie en bloc ; puis vint Laura (1944), chef-d’œuvre inaugural.
Le résultat, génial, marque les véritables débuts de la carrière du cinéaste. Les films noirs de Preminger méritent sans doute une place à part, car ils n’obéissent pas tout à fait aux canons du genre.
À partir de Laura, Preminger signe une série d’études psychologiques remarquable par sa cohérence et sa densité romanesque : Fallen angel/Crime passionnel, Whirlpool/Le Mystérieux Docteur Korvo, Where the Sidewalk ends/Mark Dixon...
La troisième période de la carrière de Preminger, la plus singulière, est celle de l’indépendance et de la maturité souveraine. En 1953, fatigué des tracasseries de la censure et des bagarres avec les décideurs des studios, Preminger décide de devenir son propre producteur et d’exercer un contrôle absolu sur ses films, du choix des sujets à la campagne publicitaire accompagnant leur distribution.
Preminger va symboliquement inaugurer cette période de liberté et de créativité avec The Moon is Blue/La Lune était bleue, 1953, une comédie dont le contenu, encore scabreux pour l’époque et surtout les dialogues explicites n’auraient jamais franchi le cap de l’autocensure des studios, peu désireux de devoir affronter le boycott des ligues de vertu. Au contraire, Preminger a très vite compris la publicité gratuite que pouvait apporter un bon scandale savamment orchestré.
Dans les années cinquante le cinéaste était parvenu, par une suite régulière de chefs-d’œuvre, à trouver un équilibre magique entre la réussite commerciale, l’intelligence audacieuse des sujets et l’élégance classique de sa mise en scène.
En 1979, à l’âge de 73 ans, Preminger adapte en Grande-Bretagne un roman de Graham Greene et signe un émouvant testament cinématographique.
The Human Factor est un récapitulatif de l’art de Preminger en même temps qu’un adieu. L’humour y est plus froid que jamais, le conflit entre le réalisme et l’onirisme de la mise en scène définitif est cinglant. Preminger s’éteint le 23 avril 1986 à New York.
"Où la souveraineté de la mise en scène côtoie parfois une certaine vulgarité du propos, où l'élégance suprême n'est pas exempte de cruauté envers les personnages féminins, où le lyrisme n'exclut pas l'ironie, où un même cinéaste s'intéresse autant à la décrépitude de l'homme qu'à sa grandeur..."
Je vous invite à aller écouter la conférence d'Axelle Ropert, au sujet d'Otto Preminger en cliquant ici.
-Exodus (1960)
-Tempête à Washington (1962)
-Autopsie d'un meutre (1959)
-Bonjour tristesse (1958)
-L'homme au bras d'or (1955)
-Rivière sans retour (1954)
-Condamné au silence (1955)
-Sainte Jeanne (1957)
-Carmen Jones (1954)
-Porgy and Bess (1959)