Charlotte Perriand

"Dans la rue,
les belles bagnoles
me font de l’oeil,
elles sont nettes,
rutilantes" disait-elle.
Charlotte Perriand sur sa chaise longue basculante en 1929 avec son collier appelé roulement à billes

Charlotte Perriand sur sa chaise longue basculante en 1929 avec son collier "roulement à billes" qu'elle porte comme un étendard, un symbole de libération des femmes, un manifeste de la liberté à laquelle elles aspirent via le progrès technique.

Grande architecte et designeuse du xxe siècle,
enfin au premier plan

Tout le monde, ou presque, connaît la chaise longue ou le fauteuil "grand confort" de Le Corbusier. Sauf que ces grands classiques du design du 20e siècle sortent, en réalité, de l'imagination de sa collaboratrice, Charlotte Perriand. Une exposition rend justice à cette femme libre qui a traversé le 20e siècle sans jamais s'arrêter de créer, à une époque et dans un domaine prompts à effacer les femmes. Charlotte Perriand a 23 ans quand elle commence à faire parler d'elle. Formée à l'école des Arts-décoratifs de Paris, elle se fait remarquer avec les créations avant-gardistes imaginées pour son atelier sous les toits de Paris :

Dès 1927, la presse est dithyrambique devant son
'bar sous le toit'.

"On loue la force
et la créativité
de cette jeune femme
qui présente
une architecture d'intérieur
et des meubles
résolument modernes" raconte Sébastien Cherruet, historien de l'architecture.
photo en noir et blanc du bar sous le toit de Charlotte Perriand, avec son mobilier en acier et ses fauteuils en cuir.

Bar sous le toit avec un bar incurvé, des tabourets, un canapé et une table basse. Le mobilier en acier fait sensation, ainsi que les fauteuils en cuir bleu violet et rose.

Son talent n'échappe pas à un jeune architecte à peine plus âgé qu'elle, CharlesÉdouard Jeanneret-Gris, alias Le Corbusier, qui l'engage dans son agence et auprès de qui elle va apprendre l'architecture. Dès lors, Charlotte Perriand va largement contribuer au travail du grand maître de l'architecture moderne en dessinant plusieurs pièces devenues cultes - mais passées à la postérité sous le nom de Le Corbusier, Jean Prouvé ou Pierre Jeanneret.

Jamais sans un homme

Car dans cette période de l'entre-deux-guerre, une femme dans un cabinet d'architecte, cela était rare - et peu vendeur. Les témoignages concordent : l'architecture était - et reste - un milieu fermé et viril, pour ne pas dire macho.

"Il y avait
peu de femmes
dans ce milieu,
parce qu'on
leur a laissé
peu de place"
explique Sébastien Cherruet
photo en noir et blanc de Fernand Léger, Le Corbusier, Albert Jeanneret et Pierre Jeanneret posant en entourant Charlotte Perriand, seule femme de l'image

Fernand Léger, Charlotte Perriand, Le Corbusier, Albert Jeanneret, Pierre Jeanneret, Matila Ghyka à Athenes, 1933. © AChP

Sébastien Cherruet est commissaire de l'exposition qui, à partir du 2 octobre 2019, met en scène la création de Charlotte Perriand et de nombreuses œuvres d'artistes qui l'ont entourée et inspirée à la Fondation Vuitton, à Paris. Il y en avait, pourtant, comme Lilly Reich ou Eileen Gray, mais elles étaient toutes "compagne de..." Comme elles, Charlotte Perriand était toujours présentée en tandem avec un homme, Le Corbusier ou un autre, explique Michelle Perrot, professeure d'histoire contemporaire, au micro de nos confrères de France Inter.

Signe des temps, le grand maître de l'architecture qu'était Le Corbusier n'avait pas peur de paraître mysogyne. "Ici, on ne brode pas de coussin", annonçait-il à Charlotte Perriand lors de leur première rencontre. Le message sous-jacent : l'architecture extérieure, c'est pour les hommes ; la déco intérieure, c'est pour les femmes. En 1946, encore, c'est ce qui transparaît encore dans cette lettre qu'il écrit à sa "chère Charlotte"

"Je ne crois pas qu’il soit intéressant en quoi que ce soit, maintenant que tu es mère de famille, et pour les raisons évoquées au début, de te proposer de t’astreindre à une présence d’atelier."
Lettre tapée par Corbusier et destinée a Charlotte Perriand. Le contenu est détaillé plus tard.

Début de la lettre adressée à Charlotte Perriand par Le Corbusier le 8 mai 1946: "Je ne crois pas qu’il soit intéressant en quoi que ce soit, maintenant que tu es mère de famille, et pour les raisons évoquées au début, de te proposer de t’astreindre à une présence d’atelier. Par contre, je serais très content que tu puisses insérer à l’articulation utile, un bout de mise au point qui est dans tes cordes, c’est-à-dire le tour de main de la femme pratique, talentueuse et aimable en même temps."

Effacer le nom, effacer la femme

"Elle semblait ne pas souffrir de voir son nom toujours gommé"
Photomontage noir et blanc réunissant quelques grandes femmes artistes oubliées

1. Me Kraemer Bach. 2. Mme Catroux. 3. Mme Bidault. 4. Mme Harlette Gregh. 5. Nora Auric. 6.Yvonne Dornès. 7. Paule Corday. 8. Suzanne Schreiber-Crémieux. 9. Mme Simone Gaumont-Lanvin. 10. Françoise Giroud. 11. Simone Berriau. 12. Blanche Moniel. 13.Carven. 14. Mady Moreau. 15. Charlotte Perriand. 16. Colette Mars. 17. Renée-Pierre Gosset. 18. Rachel Dorange. 19. Martine Carol. 20. Suzy Solidor. 21. Alix d’Unienville.
Avec ce photomontage, le magazine Elle constitue en 1947 un ministère de femmes avec Charlotte Perriand Ministre de la Reconstruction
journal Elle — 1947

Charlotte Perriand ne s'en formalisait pas. Elle semblait ne pas souffrir de voir son nom toujours gommé, se souvient sa fille aujourd'hui. Et pourtant, "au mieux, on l'associait à un autre nom, sous prétexte que ça ferait vendre davantage. Cet effacement du nom, c'est un effacement de la femme créatrice dans un monde d'hommes s'indigne Michelle Perrot.

"Le Corbusier lui a donné ses modèles de référence et Charlotte a fait tout le reste !"
œuvre iconique de Charlotte Perriand, son fauteuil grand confort avec sa structure tubulaire et ses coussins indépendants.

Fauteuil Grand Confort — 1928
Structure métallique. Coussins amovibles en cuir
67 x 97 x 70 cm

Aujourd'hui, on sait que le célèbre fauteuil "grand confort" (ci-dessus) et la chaise longue basculante ont été dessinés par Charlotte Perriand. "Le Corbusier lui a donné ses modèles de référence et Charlotte a fait tout le reste !", confiait Jacques Barsac, gendre de Charlotte Perriand et spécialiste de son œuvre, dans l’émission Une vie, une œuvre, diffusée le 13/05/2013 sur France Culture.

Après sa mort, en 1999, sa fille, Pernette Perriand-Barsac, et son époux Jacques Barsac en ont retrouvé les preuves en dessins dans les archives de la designeuse. Mais comme beaucoup de femmes qui, en leur temps, avaient malgré tout réussi à se faire une place, Charlotte Perriand a été oubliée de l'histoire et tout le monde attribue à Le Corbusier le "grand confort", passé dans l'ombre du maître. Comme bien d'autres de ses créations, nous explique l'historien de l'architecture Sébastien Cherruet.

Des avantages d'être une femme ?

Sébastien Cherruet ne croit pas à une création typiquement féminine,

"mais la trajectoire singulière de la femme qu'était Charlotte Perriand en fait la grande créatrice qu'elle est devenue"
la cuisine des appartements en duplex de la Cité Radieuse de Marseille, dessinée par Charlotte Perriand, apporte des innovations qui seront reprises, pour partie, par tous les architectes

Cuisine ouverte dans la Cité radieuse de Marseille.
1945

Fascinée par le progrès, la machine, l'automobile, elle avait commencé par travailler le métal, avant d'opérer, dans les années 1930, un retour à des matériaux naturels - os, bois, tissu. En mêlant le bois à la fourrure, la peau au tissu pour rendre les intérieurs plus chaleureux, plus féminins, elle a "inventé" l'ethnochic qui fait un tabac aujourd'hui. "Une certaine sensibilité aux textures, aux reflets, aux surfaces, c'est là que l'on reconnaît l'apport de Charlotte Perriand à la création de Le Corbusier", précise Sébastien Cherruet.

Elle ne se disait pas féministe, mais tout, chez elle, renvoie à un engagement féministe non dit, qui implique la prise en compte des obligations alors dévolues aux femmes. Elle pensait rangement et intérieur épuré, alors que Le Corbusier n'y songeait pas une seconde. C'est elle qui va dessiner des cuisines ouvertes sur l'espace, qui libèrent les femmes en brisant l'enfermement dans un espace clos. "Je ne dis pas que la place de la femme est dans la cuisine, mais à l'époque, c'était quand même le cas et cette configuration la libère un peu", insiste Sébastien Cherruet. Le Corbusier s'en est largement emparé, notamment pour ses appartement de la Cité radieuse, à Marseille.

Une femme libre et engagée Charlotte Perriand a toujours été une femme libre : "Dès son plus jeune âge, sa mère lui disait : 'Charlotte travaille, c'est la liberté'." Sa fille Pernette la décrit comme une femme autonome, sans cesse en mouvement, observatrice du monde, cheffe de bande, militante, initiatrice ou organisatrice avec un sens certain du collectif, qui vivait sans compromission ; une femme engagée qui voulait apporter les avancées de la modernité au plus grand nombre et qui a toujours prôné la liberté des femmes. J’ai toujours cultivé le bonheur, c’est comme ça que je m’en suis sortie. Charlotte Perriand Charlotte Perriand était surtout une bonne vivante et c'est ce qui lui a pemis d'éviter les regrets et les rancoeurs : "J’ai toujours cultivéle bonheur, c’est comme ça que je m’en suis sortie", dit-elle un jour à une étudiante qui l’interrogeait. Elle était proche d'autres femmes fortes de son temps comme son amie Dora Maar, l'illustratrice Marianne Clouzot ou Joséphine Baker, qui la fascinait. Aux côtés de Françoise Giroud, Charlotte Perriand se retrouve ministre de la Reconstruction dans l'hypothétique gouvernement des femmes publié dans le magazine Elle en 1946, alors que les femmes viennent d'obtenir le droit de vote.

Des problèmes avec les hommes ? Jamais !

Quand on lui demandait si en tant que femme, elle avait des problèmes dans ce milieu d'hommes, elle répondait avec fierté : "Jamais !" Et pourtant, des problèmes, il y a en avait. Sur son chantier des Arcs, elle se retrouve cheffe de file, à diriger une équipe d'hommes. "Un jour où elle demandait à un électricien de rectifier la position d'une prise mal placée, elle s'est entendu rétorquer :

"C'est pas une bonne femme qui va me donner des ordres !"

Charlotte Perriand au Japon, en 1954.
AChP / Jacques Martin

Elle l'a congédié sur le sur-le-champ : "Vous prenez vos affaires et vous sortez du chantier immédiatement."

Les grandes dates de Charlotte Perriand

"Pour moi,
le sujet c'est l'homme,
ce n'est pas l'objet"
Charlotte Perriand au Japon, accotée à un bâteau sur une plage en train de pique-niquer

« Japon, 1954 » par Jacques Martin
Archives Charlotte Perriand / ADAGP / 2019.

Social et écologie

Dans son rapport à la nature, Charlotte Perriand était encore en avance sur son temps.
plaque de glace tenu à deux mains, avec des feuilles à l'intérieur ressortant avec le contre-jour de la photo

Plaque de glace tenue par deux mains
forêt de Fontainebleau / 1935 / 86 x 86 cm
Tirage d’exposition au charbon
Adagp / Paris / 2019

Charlotte Perriand était une femme engagée : communiste, elle défendait le progrès pour tous et s'élevait contre la société de consommation. Dans l'entre-deux-guerres, déjà, elle s'intéressait aux problèmes d'habitat insalubre et dénonçait la grande misère de Paris en matière de logement par un photomontage : Puis dans la période de reconstruction, après la Seconde Guerre mondiale, elle participe à plusieurs projets proposant des solutions pour le logement social, étudiant ou de loisirs, destinées au plus grand nombre, et réfléchit à la production en série de meubles modulables.

Dans son rapport à la nature, Charlotte Perriand était encore en avance sur son temps. Cette amoureuse de la montagne, des balades en forêt et sur la plage invite à renouveler notre regard avec des créations en forme de manifestes pour la nature. Dès les années 1930, après s'être enthousiasmée pour le progrès technique, elle cesse de considéréer la machine comme la référence. Deux principes ont régi sa création de la station de sports d'hiver des Arcs : ne pas abîmer les paysages et exclure totalement les voitures.

Des questions qui, vingt ans après sa mort, deviennent essentielles. Attachée à ses engagements sociaux et politiques, détachée de la spirale de surconsommation qui emportait la société dans la deuxième partie de sa vie, qu'aurait pensé Charlotte Perriand du récent engouement qui porte le prix de ses créations à des sommets ? Des centaines de milliers d'euros dépensés par des Pharell Williams, Ellen DeGeneres ou Kardashian pour ses banquettes, bureaux ou bibliothèques ? En mai 2017, près de 700 000 dollars ont été déboursés pour sa mythique "bibliothèque nuage"...

05 OCT 2019
par Terriennes
— Liliane Charrier

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