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Shtesa, Tirana

Une enquête sur les éléments spontanés de l’architecture par Manfredo di Robilant, avec Gjergji Islami et Denada Veizaj

Affirmation, contrôle et exécution jouent un rôle implicite dans l’existence même des codes du bâtiment et des réglementations urbaines, quelle que soit la forme de gouvernement. En Albanie, sous la dictature communiste de 1944 à 1991, la mise en vigueur de cette triade est particulièrement stricte. Une fois qu’un édifice ou un espace public est construit, toute modification devient pratiquement impossible. Même les espaces intérieurs sont soumis au contrôle absolu du régime. Lorsque l’Albanie se proclame pays athée en 1967, des brigades du parti circulent de maison en maison pour recueillir et détruire les objets religieux1. Dans un tel contexte, déplacer un mur, ajouter une seconde toilette ou récupérer l’espace d’un balcon est inimaginable. Les surveillants du quartier aviseraient immédiatement les autorités du parti communiste de ces travaux de construction non autorisés, et les auteurs du délit recevraient une sanction.

L’Albanie interdit aux habitants de modifier eux-mêmes les édifices, car l’affirmation, première composante de la triade réglementaire, est le strict apanage des architectes et des ingénieurs civils. Ces professionnels, qui opèrent en équipes avec le statut de fonctionnaires publics, suivent les principes d’un style architectural staliniste adopté par le régime dans les années 1940. Comme le dirigeant à la tête du pays, Enver Hoxha, perçoit la déstalinisation de l’empire soviétique comme une menace potentielle pour son propre régime, il fait de l’architecture le symbole du rôle de l’Albanie comme bastion survivant du stalinisme. Plus tard, à la suite de l’isolationnisme, les caractéristiques classiques de l’architecture stalinienne ont été abandonnées, mais ses principes sont restés. Lorsque les architectes présentent un projet aux commissions du parti, une des questions qui leur est posée porte sur la manière dont leur projet contribue à la politique et à l’idéologie du régime. Ils ont intérêt à fournir des réponses convaincantes. En 1978, l’architecte Maks Velo fera de la prison pour avoir inclus des influences étrangères dans son travail.

Après la chute du communisme au début des années 1990, alors que l’incertitude règne quant à la dévolution de bâtiments ayant anciennement appartenu à l’État, il devient impossible d’implanter des règlements ni de contrôler, éventuellement, leur application. D’un seul coup, tout est permis, même si les ressources sont maigres. Toutes les conditions sont réunies pour que les habitants apportent à leur logement une série d’aménagements spontanés et inventifs, et que ceux-ci deviennent de facto les propriétaires des appartements qu’ils occupent depuis des années, voire des décennies. Avec la privatisation des biens collectifs, l’architecture résidentielle sert de banc d’essai à une expérimentation turbocapitaliste non planifiée2.

Durant les premières années du régime communiste, après la Seconde Guerre mondiale, la priorité va d’abord au simple hébergement de la population, sans égards aux conditions de vie. Les années 1960 voient une amélioration des normes, sans doute en réponse à la consolidation des instituts de design placés sous le contrôle direct de l’état. Le recours au modèle classique de l’immeuble-appartement de quatre à six étages permet d’augmenter le parc de logements à travers tout le pays. La surpopulation des unités d’habitation restant problématique, on introduit un système de panneaux de béton préfabriqués vers la fin des années 1970 qui permet de construire quelque deux mille appartements par an3. Si les méthodes de construction se transforment, la typologie des édifices et la conception des appartements n’évoluent pas de manière significative, et leur qualité reste pauvre.

Vue d’une shtesa près de la rue Kongresi i Lushnjes, Tirana, Albanie, 2017
Vue d’une shtesa sur la rue Njazi Demi, Tirana, Albanie, 2017

Shtesa, qui signifie expansion, est le mot utilisé en Albanie pour désigner les modifications informelles apportées aux immeubles résidentiels de l’ère communiste (en particulier à Tirana, la capitale) en réaction à ces lacunes. L’examen de la conception et des procédés de construction indique que la shtesa se développe en général de l’intérieur vers l’extérieur. Les travaux sont relativement simples et de faible ampleur. Ils exigent peu de compétences particulières, peut-être simplement l’aide de parents et d’amis. Ainsi, dans un édifice situé près de la rue Kongresi i Lushnjes, on remarque que les résidents ont intégré leurs balcons d’origine en les transformant en espaces habitables intérieurs. Les salles de séjour de l’ère communiste faisant trop peu de place à l’espace pour cuisiner, la plupart des balcons sont convertis en cuisine ou en espace de rangement. Du rez-de-chaussée au cinquième étage, les habitants choisissent tous leurs propres techniques et matériaux. Les interventions ont lieu à différentes époques, indépendamment l’une de l’autre. La solution la plus ingénieuse se trouve au quatrième étage : l’ancien balcon est devenu une entrée accessible par un nouvel escalier relié à l’escalier existant de l’immeuble.

Bien que la majorité des shtesas se limitent à de l’autoconstruction, il arrive que des transformations plus importantes (dans le cas de l’ajout d’un nouvel étage, par exemple) nécessitent l’intervention de travailleurs qualifiés. Sur la rue Komuna e Parisit, on aperçoit un nouvel étage posé en porte-à-faux qui déborde du périmètre de l’immeuble. Le toit de tuiles a été remplacé par un espace en forme de boîte au toit plat qui peut servir de terrasse grâce à des escaliers intérieurs.

La propagation de la shtesa transforme radicalement le paysage urbain de Tirana, en bouleversant l’uniformité volumétrique et chromatique de la ville. La réaction à l’architecture du communisme n’est pas la même dans les différents pays de l’ancien bloc de l’Est. Si le phénomène affecte l’ensemble des Balkans, c’est néanmoins à Tirana qu’il incarne l’apogée de la révolte individualiste contre l’architecture collectiviste. La sévérité avec laquelle le régime d’Hoxha applique son interprétation de la cité communiste n’aura d’égal que l’empressement des habitants à la transformer radicalement. De plus, l’essor de l’économie privée exerce une pression sur les appartements du rez-de-chaussée, qui sont transformés en espaces commerciaux. L’ajout de nouvelles vitrines de magasins et de terrasses de cafés avec véranda étend le phénomène des shtesas à l’espace public. Après la chute du communisme, la population accède également au territoire public. Ainsi, sur la rue Njazi Demi, un tout nouvel immeuble est créé en intégrant un passage. Ici, la shtesa consiste à ajouter de nouvelles pièces et de nouveaux balcons à un immeuble existant. Les résidents travaillent de concert, mais chaque étage fait l’objet d’un aménagement personnalisé, et le quatrième étage est un duplex.

Vue d’une shtesa sur la rue Komuna e Parisit, Tirana, Albanie, 2017

Les shtesas font écho à l’ouvrage Architecture Without Architects (1963) de Bernard Rudofsky, même si dans la plupart des cas décrits par Rudofsky, la triade de la réglementation (affirmation, contrôle et application) ne s’applique pas, ou de manière partielle seulement, en raison de l’absence d’un état moderne centralisé. Par contraste, les shtesas découlent de la chute d’un état centralisé fort. En général, le processus de réglementation urbaine et architecturale évolue du caractère informel au caractère formel; du chevauchement des rôles de l’architecte, du constructeur et du résident à leur différenciation. Par contraste, les shtesas entraînent un glissement dans les rôles, de leur différenciation à leur chevauchement. Les shtesas prennent le contrepied d’une culture architecturale qui tend à dévaloriser les initiatives individuelles des résidents et à vouloir appliquer le dogme du constructivisme social.

Les shtesas témoignent de la capacité de l’architecture à faire éclore les désirs inavoués les plus profonds; elles révèlent tout ce dont l’inventivité humaine est capable lorsqu’il s’agit d’adapter des espaces existants aux besoins de la vie quotidienne. La société albanaise voit dans les shtesas un instrument avec lequel façonner sa propre relation à la liberté, à la dignité et à la créativité; une oasis individuelle où les habitants peuvent articuler leur droit à bénéficier de l’architecture. Chaque shtesa est littéralement « en opposition à et à l’intérieur de » l’architecture communiste; elle incarne l’attitude antidisciplinaire à laquelle les architectes doivent toujours s’attendre de la part des utilisateurs de leurs édifices. Les shtesas sont des ripostes contre l’invasion de l’architecture par l’idéologie et l’occupation de l’espace par la politique, menées à travers la manipulation d’éléments de l’architecture tels que les balcons, les toits, les toilettes, les escaliers, les portes, les fenêtres. Les shtesas constituent un héritage exigeant qui soulève l’urgente question de la théorie architecturale à l’échelle mondiale — autrement dit, de la relation entre l’architecte, le processus de design et les résidents.

Manfredo di Robilant a déjà écrit un essai pour nous sur le contrôle du confort. Gjergji Islami and Denada Veizaj enseignent au Fakulteti i Arkitekturës dhe Urbanistikës (FAU) à Tirana.

1 // Shannon Woodcock, Life is War: Surviving Dictatorship in Communist Albania, Milton Keynes, HammerOn Press, 2016, 50

2 // La définition est empruntée à Edward Luttwak, Turbo-Capitalism: Winners and Losers in the Global Economy, Weidenfeld & Nicolson, Londres, 1998.

3 // Le sujet a été étudié dans l’exposition Banesat e Parafabrikuara – Histori me Beton, conçue par Gjergj Islami et Gjergj Thomai à la National Gallery of Arts, Tirana.

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