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Quelques remarques sur les plantes à l’intérieur

Texte de Carrie Smith

Byron Company. Intérieur résidentiel, probablement à New York, vers 1890. CCA. PH1980:0116:001
Frederick H. Evans. Vue d’un chapitau, Chapter House de Southwell Minster, Southwell, Angleterre, 1898. CCA. PH1979:0625:004
Henry Fuermann, photographe. Vue intérieure, Darwin D. Martin House, Buffalo, New York, après 1905. Frank Lloyd Wright, architecte. CCA. PH1983:0225

Les plantes d’intérieur en pot ont fait leur apparition il y a des milliers d’années, pour fournir à l’aristocratie et au clergé parfums, assaisonnements et médicaments (on a découvert, par exemple, des pots en argile dans des bâtiments de l’antiquité chinoise et égyptienne1). Mais ce n’est qu’après la révolution industrielle que d’importants changements — croissance de la classe moyenne, augmentation de la richesse personnelle et des taux d’alphabétisme (surtout chez les femmes), amélioration des techniques de construction (comme le chauffage intérieur et la possibilité d’obtenir du verre à meilleur coût) — ont contribué à la survie et à la popularité des plantes à l’intérieur2. Quand celles-ci se sont répandues à l’intérieur, elles ont perdu leurs qualités purement fonctionnelles et ont rejoint les objets décoratifs servant à l’expression du soi dans la sphère intime3. L’historienne du design Penny Sparke cite les écrits de Walter Benjamin pour décrire la façon dont l’avènement de la modernité et ses déclinaisons dans la vie de tous les jours se sont accompagnés d’un virage parallèle vers l’individu privé. Comme elle le souligne, l’intérieur moderne est devenu « le lieu interne des expériences humaines et des négociations avec la vie moderne », un espace de réflexions et de conscience intériorisées4.

Utiliser les plantes en décoration est devenu tellement usuel que nous ne les remarquons presque plus aujourd’hui. On les trouve partout — dans les banques, les écoles, les photos double page d’Elle Décoration — et elles sont vendues dans de nombreux endroits, notamment chez les fleuristes, dans les épiceries et chez IKEA. C’est sans doute parce que les plantes d’intérieur touchent à de nombreuses disciplines (les techniques culturales relèvent de l’horticulture, le décor végétal est lié au design d’intérieur et les jardins extérieurs sont du domaine de l’aménagement paysager) qu’elles passent relativement inaperçues et n’ont pas fait l’objet d’importantes études théoriques. En fait, aucune discipline n’a fait sien le thème des plantes d’intérieur.

Loin d’être un désavantage, ce flou leur donne la possibilité de s’épanouir dans un contexte exempt de fonctions, d’attentes et de cloisonnements qui définissent les autres éléments peuplant l’espace interne. Il est également intéressant de constater que les plantes peuvent être utilisées en conception, alors qu’elles ne sont pas elles-mêmes des objets conçus, dans la mesure où nous n’avons pas un contrôle absolu sur leur apparence ou sur quelque autre aspect de leur évolution naturelle (une fleur peut tomber, une feuille peut être dévorée par les insectes). Il n’existe à peu près aucune règle concernant la commercialisation des plantes, leur achat, leur utilisation et les endroits où elles peuvent être installées. Pour toutes ces raisons, les plantes sont des vecteurs de fluidité et d’innovation dans la manière de concevoir l’environnement aménagé.

Arthur Köster, photographe. Vue intérieur, Deutsche Bauaustellung, Berlin, années 1920. Otto Haesler Celle, architecte. CCA. PH1982:0249
Werner Mantz, photographe. Vue d’intérieure avec des cactus et un chandelier, Villa in Marienburg, Cologne, 1928. Wilhelm Riphahn, architecte. CCA. PH1979:0248
Fritz Tugendhat, photographe. Vue intérieure de la salle à manger, Tugendhat House, Brno, entre 1930 et 1939. Ludwig Mies van der Rohe, architecte. CCA. DR1990:0016
Décoration

Les plantes et les fleurs sont depuis longtemps représentées dans les intérieurs à titre d’ornementation sur les chapiteaux de colonne, les arcs, les revêtements muraux et autres éléments architecturaux. Le mythe de Vitruve concernant l’origine des chapiteaux corinthiens définit clairement son ornement comme une représentation de plantes réelles. Il explique la genèse des chapiteaux comme suit : le sculpteur Callimaque, ayant vu des feuilles d’acanthe sortant d’un panier tressé installé au-dessus d’un tombeau, est charmé par le tableau, et l’adopte pour une colonne5. Les feuilles d’acanthe sont choisies parce que leur forme et leur structure sont agréables, et qu’elles ont donc un potentiel décoratif.

Quand les plantes s’invitent à l’intérieur, l’occasion se présente pour qu’elles deviennent partie intégrante de cette même palette décorative. Par exemple, de nombreux guides victoriens de jardinage d’intérieur encouragent la culture du lierre autour d’un arc pour imiter les arcs en bois sculptés du Moyen-Âge. Cette plante recrée l’effet de sa représentation en bois sculpté et, ce faisant, devient elle-même un élément de décor.

Au fur et à mesure que les plantes jouent un rôle décoratif dans les intérieurs, la distinction entre l’ornementation (la représentation des plantes) et les plantes elles-mêmes commence à se brouiller. On peut trouver des exemples de végétaux tenant lieu d’éléments sculpturaux (dans le sens où les plantes en pot deviennent un prolongement en trois dimensions de la verdure en peinture) ou reproduisant les fonctions et formes de certains éléments de décoration (comme les rideaux). Il se crée ainsi une certaine forme de confusion étrange, qui joue encore plus sur l’ambiguïté fonctionnelle de la plante, entre horticulture et décoration. Il devient difficile de définir là où commence et cesse cette dernière; cette incertitude autorise la multiplication de la variété d’objets permettant l’expression personnelle au sein de l’intimité, créant de nouveaux modes et vecteurs d’information à propos de soi-même et de la façon dont nous souhaitons être perçus.

Esther Born, photographe. Vue intérieure, Hanna House, Palo Alto, Californie, 1938. Frank Lloyd Wright, architecte. CCA. PH2004:0053
Office national du film du Canada. Vue intérieure, Maison Binning, Vancouver, vers 1951. B.C. Binning, artiste. C.E. Pratt et R.A.D. Berwick, architectes conseils. Fonds B.C. Binning, CCA. ARCH175847
Lucien Hervé, photographe. Vue du séjour d’un appartement, Cité Radieuse (Unité d’habitation), Marseille, 1952 ou après. Le Corbusier, architecte. CCA. PH1985:0773
Médiation spatiale

Dès 1608, quand Hugh Plat écrit Floraes Paradise, l’un des premiers volumes en anglais traitant de jardinage à comprendre un chapitre portant sur les plantes d’intérieur, il est entendu – ne serait-ce que de manière empirique – que ces dernières ont besoin d’un apport extérieur. Plat écrit : « Il vous faut ouvrir souvent vos vantaux, particulièrement le jour, lesquels devront être nombreux, car les fleurs apprécient le grand air et s’y épanouissent6 ».Quand les plantes sont entrées, elles sont placées physiquement proches de l’extérieur. Même si un tel constat semble relever de l’évidence, il crée une relation à la fois complexe et nuancée entre la plante et les ouvertures sur la surface opaque des bâtiments. Il situe les végétaux dans l’espace intérieur, mais avec une relation forte et incontournable avec l’extérieur.

Au cours des siècles écoulés depuis l’écriture de Floraes Paradise, les plantes ont été utilisées de très nombreuses façons pour exploiter cette ambiguïté et pour créer des lectures évolutives de la distinction entre intérieur et extérieur. Une stratégie mobilise les plantes pour élargir, étendre et brouiller la limite entre les deux. Les fenêtres font saillie de leur planéité habituelle, mettant en vitrine les plantes placées à l’intérieur. D’autres concepts inversent nos perceptions habituelles de la fenêtre comme un dispositif ouvrant vers l’extérieur depuis l’intérieur, et encadrent plutôt les plantes d’intérieur depuis l’extérieur, ajoutant au paysage de la rue. En outre, dans le contexte d’expositions, de scènes de théâtre ou d’autres espaces où un intérieur est bâti dans une coquille, les plantes peuvent servir comme moyen de désigner un espace intérieur. Dans le cas de la Deutsche Bauausstellung (exposition allemande d’architecture) à Berlin en 1931, une maquette de façade prend la forme d’une résidence de style international. Pour marquer la frontière entre l’intérieur de la résidence et son extérieur aux allures de hangar, des végétaux divers (dont l’omniprésent caoutchouc) se pressent contre la vitre, alors qu’une topiaire en pot indique l’« extérieur ». Ici, la relation entre le végétal et l’extérieur sert à clarifier une situation dans laquelle la distinction entre intérieur et extérieur est équivoque.

Dans un exemple plus contemporain, Junya Ishigami intègre les plantes à ses concepts et passe outre les contraintes habituelles de la discipline; son œuvre évolue librement entre design de mobilier, architecture et paysagisme. Son projet Tables pour un restaurant allie architecture de paysage et design de mobilier dans un microcosme merveilleux : une série de tables géantes fonctionnent comme des sites où des plantes en pot peuplent un paysage miniature, créent des divisions spatiales et un climat particulier. Ishigami a une approche des plantes d’intérieur identique à celle des architectes de paysage vis-à-vis des végétaux à l’extérieur.

Ces cas de figure exploitent l’ambiguïté spatiale de la plante d’intérieur pour faciliter de nouvelles interprétations, parfois surprenantes, de la relation entre intérieur et extérieur. Les plantes d’intérieur créent des situations qui chamboulent nos attentes par rapport aux rôles attribués à l’intérieur et à l’extérieur et, ce faisant, nous invitent à repenser la différenciation entre ces deux catégories spatiales.

Lynne Cohen, photographe. Retirement Resort, 1979. PH1986:0931
Laura Volkerding, photographe. Vue panoramique d’un appartement, Chicago, Illinois, 1981. CCA. PH1982:0841
Symboles de statut

Depuis longtemps, les plantes d’intérieur ont été perçues comme des objets permettant de transmettre des informations sur le statut social, une marque d’opulence, de goût et de communion avec l’environnement. Dans les années 1800, les plantes étaient chères et nécessitaient un espace intérieur que l’on ne trouvait que dans des maisons dotées d’un certain niveau de technologie et de luxe. Les plantes ont également besoin d’un minimum de soins et d’attention pour survivre dans cet environnement qui n’est pas idéal7. Elles ne tardent pas à être mises à contribution dans la mise en scène de l’abondance et du statut social, ce que Thorstein Veblen appelle consommation ostentatoire8. Les plantes d’intérieur sont totalement chosifiées; les maîtresses de maison consultent guides et périodiques pour tout connaître des variétés les plus à la mode.

Vers la fin de l’ère victorienne, les plantes d’intérieur se répandent et deviennent bon marché9; la culture de consommation s’est répandue et a intégré des symboles plus discrets de statut social. Dans le droit fil de ce changement, notre utilisation des plantes d’intérieur a évolué pour refléter des concepts de style de vie plus nuancés. Parce qu’elles ont un lien avec la nature, les plantes d’intérieur en sont venues à représenter la santé et la conscience écologique, concepts dont il a été démontré qu’ils sont étroitement associés à un certain niveau d’éducation, de sensibilité politique et de position sociale10. Le statut ne passe plus par l’étalage ostensible du temps et de l’argent investis dans les plantes; celles-ci symbolisent plutôt le statut de manière indirecte, comme témoins d’un style de vie.

Cette fusion entre objet vivant et symbole de statut permet une utilisation des plantes d’intérieur de façons impensables il y a de cela un siècle. Par exemple, on les trouve dans des publicités vantant des machines à laver écologiques, et les systèmes de serres hydroponiques sont vendus comme contribuant à un mode vie sain. Ces déclinaisons conceptuelles sont possibles parce que la plante d’intérieur peut exister à la fois en tant qu’objet décoratif et comme élément vivant. Une nouvelle définition vient se greffer au rôle joué par ces végétaux, dont la diversité des usages à l’intérieur ne fait que s’accroître.

Carrie Smith était Commissaire émergent au CCA en 2012–2013.

1 // Catherine Horwood, Potted History: The Story of Plants in the Home, Londres, Frances Lincoln, 2007, p. 8.

2 // Penny Sparke, The Modern Interior, Londres, Reaktion Books Ltd, 2008, p. 17.

3 // Horwood, Potted History, p. 10.

4 // Sparke, The Modern Interior, p. 12–13, 8.

5 // Vitruve, De l’architecture. De architectura, Paris, Les Belles Lettres, coll. Editio minor, 2015 (rééd. 1969-2009).

6 // Hugh Plat, Floraes Paradise, Londres, H. Lownes pour William Leake, 1608, p. 31.

7 // Tovah Martin, Once Upon a Windowsill: A History of Indoor Plants, Portland, Oregon, Timber Press, 1988, p. 19–21.

8 // Thorstein Veblen, The Theory of the Leisure Class; an Economic Study of Institutions, New York, The MacMillan Company, 1912, p. 68.

9 // Horwood, Potted History, p. 92–94.

10 // Frederick H. Buttel et William L. Flinn, « The Politics of Environmental Concern: The Impacts of Party Identification and Political Ideology on Environmental Attitudes », Environment and Behavior, vol. 10, no 1, 1978, p. 17–36.

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