LES TERRIENNES

MARTINE FRANCK

Martine Franck (1938-2012)
©Martine Franck

Martine Franck inaugure la nouvelle Fondation Cartier-Bresson, dans le quartier du Marais à Paris.
Cette artiste est considérée comme l'une des plus grandes photographes du vingtième siècle.
Elle laisse une oeuvre gorgée de vie, palpitante d'émotions subtiles. Le bonheur en noir et blanc.

"Je crois que l'important, c'est de s'effacer devant son sujet, de s'oublier, de ne pas avoir d'idées préconçues de qui on va photographier..." confiait Martine Franck.
La centaine de photos exposées dans ce nouvel espace de la Fondation Cartier-Bresson à Paris ne dit pas le contraire. Les oeuvres de Martine Franck, qui épousa en 1970 Henri Cartier-Bresson, l'homme- légende de la photographie, inaugurent ce nouveau lieu, après plus d'une décennie passée dans une impasse du 14ème arrondissement.
Désormais sise au 79 de la rue des Archives (la bien nommée), non loin de la Place de la République, la Fondation Cartier-Bresson offre un espace plus généreux capable espace se divise en salle d’exposition, librairie, salles de conférences et d'accueillir confortablement les chercheurs, les groupes scolaires ou universitaires.
Le patrimoine est colossal et c'est à l'étage, si l'on ose dire, que repose le fond : 30 000 tirages de Henri Cartier Bresson, 200 000 négatifs, la correspondance, les parutions, auquel il convient d'ajouter les 25 000 tirages de Martine Franck.
Il n'était que justice que son travail inaugure cette nouvelle place forte de la photographie.
Un trésor.
Un bonheur.

Tulku Khentrul Lodro Rabsel, 12 ans, avec son tuteur Lhagyel, monastère Shechen, Bodnath, Népal, 1966
©Martine Franck / Magnum Photos

Martine Franck, l'émotion piégée


Ses tirages noir et blanc, majestueux et puissants, ont piégé une émotion que le temps n'a pas abîmée. Martine Franck savait fixer le reste d'enfant chez la personne âgée, comme elle savait déceler l'adulte à venir chez l'enfant en souffrance.
La générosité de son regard offre au coeur des instants de vie magnifiques, désormais éternels. " Je commence toujours par photographier les enfants parce que ce sont les enfants qui vous ammènent vers les parents, expliquait-elle. Et souvent, c'est la meilleure façon de rentrer en contact avec les gens. Ce que je cherche, c'est l'échange de regards. Avec les enfants, c'est la spontaneité."
Si la savante composition des photos d'un artiste comme Robert Doisneau (laquelle composition était souvent une mise en scène) provoque un sourire ému, le charme délicieux d'un Paris fantasmé, rien de tel avec Martine Franck.

Les rapports entre gris noirs et blancs


La photographe privilégie l'instant volé à l'oubli et au néant, ce millième de seconde qui fixe à jamais l'effleurement d'une émotion. Trois fois rien qui font tout et, surtout, qui font du bien : un sourire, des enfants en apesanteur, un pigeon sur la tête d'un moine, un baiser échangé dans un cimetière.
Ses photos sont poreuses d'une douceur rare, d'une bienveillance complice.
Le noir est blanc lui procure un plaisir sans cesse renouvelé : "Il y a une certaine transposition dans le noir et blanc. On peut aller ailleurs. Ce n'est pas trop réel. On est pas trop confronté aux couleurs criardes. Quand on photographie quelqu'un, on ne peut pas toujours demander qu'il soit habillé de telle ou telle façon. Ce n'est pas toujours très heureux alors qu'en noir et blanc, cela n'a aucune importance. Il y a des rapports entre les gris, les noirs et les blancs et c'est toujours harmonieux. On se concentre plus sur l'expression, sur la composition."

Martine Franck au travail
(capture écran)

L'influence du cubisme sur la sculpture


Née en 1938 à Anvers, de parents très aisés, flamands et francophones, Martine Franck passe son enfance aux Etats-Unis et en Angleterre. Ses parents fuient les bottes allemandes.
Sa première émotion, à l'âge de 5 ans, elle la doit au désert en Arizona. "Nous étions des exilés avec mon frère et ma mère, des réfugiés aux Etats-Unis. C'était une lumière magnifique et une nature très hostile"
Longtemps, la gamine se souviendra de son grand-père qui mourut alors qu'il photographiait ses deux cousins sur une digue à Ostende. Le brave homme souhaitait un cadrage idéal. Il recula... et s'écrasa sur les rochers. "C'est l'angoisse des photographes ! Quand on fait des reportages. On oublie ce qui est autour de soi...".

Elle doit à sa mère, chanteuse, son extrême sensibilité à la musique. Enfant, alors qu'elle est élève pensionnaire en Angleterre, elle intègre la chorale de l'école avec, chaque année au programme, Le Messie de Haendel et La passion de Saint Mathieu. Elle accompagne partout sa mère : au concert, à l'Opéra. "J'ai été baignée dans la voix depuis ma plus tendre enfance" dira-t-elle.
Plus tard, elle ne jurera que par Bessie Smith et Billie Holiday. Quel rapport entre la musique et la photo ? "La lumière, c'est comme les voix, cela ondule, cela module..."
Martine Franck fait des études d'histoire de l'art à l'Université de Madrid, puis à l'Ecole du Louvre à Paris. Elle présente une thèse sur "l'influence du cubisme sur la sculpture ", mais renonce au dernier moment : "Cela m'a paru tellement pénible d'écrire sur l'art, alors que j'aime tellement la peinture et la sculpture, que je suis partie en Chine avec le Transsibérien".

Tory Island, Comté de Donegal, Irlande, 1995
©Martine Franck/Magnum Photos

En Orient, la révélation


Martine Franck à 25 ans. En pleine guerre froide, elle obtient miraculeusement un visa.
Son cousin, qui admire l'aventure en préparation, lui conseille d'emporter avec elle un journal pour consigner des notes. Il lui prête même son appareil photo, un Leica, dont elle ignore tout du fonctionnement."Je suis partie sans idée préconçue. Lorsque j’ai entrepris ce long voyage en Orient, j’ignorais que je deviendrais photographe. Je cherchais simplement à découvrir le monde et moi- même."
C'est une révélation.
A son retour, elle débute comme l'assistante d'Eliot Elisofon et de Gjon Mili au magazine Time Life. "Comme j'étais bilingue, on m'a prise tout de suite comme assistante pour les photographes américains qui étaient de passage. Je portais les valises, les trépieds, j'étais le chauffeur, je servais d'interprête. Cela a été une formation...".

Bientôt, elle est invitée à montrer ses photos et, surtout, à proposer des sujets.
Martine Franck fait partie de la première agence Vu en 1970. Elle participe à la fondation de l'agence Viva deux ans plus tard et rejoint l'agence Magnum en 1980 où elle réalise des portraits d'artistes et d'écrivains.
Sa rencontre avec l'écrivain Albert Cohen restera un moment très fort. "Je l'ai rencontré à l'hôtel Georges V, dans le hall. J'étais gênée. Je n'avais rien lu de lui. Finalement, on a parlé peinture et c'était merveilleux. Un moment inoubliable".
Mais pas question de grenouiller uniquement parmi les célébrités.
Avec elle, pas d'aristocratie de l'oeil.

Elle collabore avec l'association des "petits frères des Pauvres" et montre le quotidien difficile des exlus, jeunes et vieux. Martine Franck immortalise leur dignité régulièrement bafouée. Elle préfère toujours photographier les gens chez eux où, dit-elle, "le cadre est toujours révélateur".
Si elle ne prise pas les photos mises en scène, elle qui ne photographie que les artistes dont elle aime le travail, Martine Franck est de toutes les productions du Théâtre du Soleil de son amie Ariane Mnouchkine. La metteuse en scène est son indéfectible complice. Entre les deux femmes, les mots semblent superflus."Ariane, il faut la saisir dans le travail, c'est là ou elle est merveilleuse, dans sa façon de travailler, son rapport avec les comédiens, son énergie..Il s'agit de la personne que j'ai sans doute le plus photographiée au cours de ma carrière."
Toutes deux se comprennent.

Martine Franck photographiée par Henri Cartier-Bresson, Venise, Italie en 1972
©Henri Cartier-Bresson / Magnum Photos

Les transpositions du noir et blanc


Vers la fin de sa vie, elle appréhende un peu la technique numérique, même si elle reconnaît volontiers que ces innovations électroniques font des merveilles en basse lumière. "C'est très rassurant de savoir qu'on a un négatif, qu'on sait où il est, d'avoir sa feuille de contact, regarder la succession des images. Moi je perds les choses sur ordinateur".
Elle revendique le droit à la liberté, le droit au refus et à la désobéissance : "C'est nécessaire d'être contestataire pour faire de la photo. Il ne faut pas tout accepter. Il faut avoir sa propre opinion, aller à la découverte soi-même. Photographier, c'est témoigner... et se révéler beaucoup".
On ne saurait mieux dire.
Au sein de cette exposition, Martine Franck continue de nous révéler la beauté de la vie.