LES TERRIENNES

CHARLOTTE PERRIAND

Charlotte Perriand sur la « Chaise longue basculante, B306 » (1928-1929)
Le Corbusier, P. Jeanneret, C. Perriand, vers 1928
©F.L.C. / ADAGP, Paris 2019
©AChP

Tout le monde, ou presque, connaît la chaise longue ou le fauteuil "grand confort" de Le Corbusier. Sauf que ces grands classiques du design du 20ème siècle sortent, en réalité, de l'imagination de sa collaboratrice, Charlotte Perriand. Une exposition rend justice à cette femme libre qui a traversé le 20e siècle sans jamais s'arrêter de créer, à une époque et dans un domaine prompts à effacer les femmes.
Charlotte Perriand a 23 ans quand elle commence à faire parler d'elle.
Formée à l'école des Arts-décoratifs de Paris, elle se fait remarquer avec les créations avant-gardistes imaginées pour son atelier sous les toits de Paris : "Dès 1927, la presse est dithyrambique devant son 'bar sous le toit'. On loue la force et la créativité de cette jeune femme qui présente une architecture d'intérieur et des meubles résolument modernes," raconte Sébastien Cherruet, historien de l'architecture.

Bar sous le toit avec un bar incurvé, des tabourets, un canapé et une table basse. Le mobilier en acier fait sensation, ainsi que les fauteuils en cuir bleu violet et rose.
©Charlotte Perriand

Son talent n'échappe pas à un jeune architecte à peine plus âgé qu'elle, Charles- Édouard Jeanneret-Gris, alias Le Corbusier, qui l'engage dans son agence et auprès de qui elle va apprendre l'architecture. Dès lors, Charlotte Perriand va largement contribuer au travail du grand maître de l'architecture moderne en dessinant plusieurs pièces devenues cultes - mais passées à la postérité sous le nom de Le Corbusier, Jean Prouvé ou Pierre Jeanneret.

Jamais sans un homme


Car dans cette période de l'entre-deux-guerre, une femme dans un cabinet d'architecte, cela était rare - et peu vendeur. Les témoignages concordent : l'architecture était - et reste - un milieu fermé et viril, pour ne pas dire macho. "Il y avait peu de femmes dans ce milieu, parce qu'on leur a laissé peu de place, explique Sébastien Cherruet,commissaire de l'exposition qui, à partir du 2 octobre 2019, met en scène la création de Charlotte Perriand et de nombreuses oeuvres d'artistes qui l'ont entourée et inspirée à la Fondation Vuitton, à Paris. Il y en avait, pourtant, comme Lilly Reich ou Eileen Gray, mais elles étaient toutes "compagne de..." Comme elles, Charlotte Pierrand était toujours présentée en tandem avec un homme, Le Corbusier ou un autre, explique Michelle Perrot, professeure d'histoire contemporaire, au micro de nos confrères de France Inter.
Signe des temps, le grand maître de l'architecture qu'était Le Corbusier n'avait pas peur de paraître mysogyne. "Ici, on ne brode pas de coussin", annonçait-il à Charlotte Perriand lors de leur première rencontre. Le message sous-jacent : l'architecture extérieure, c'est pour les hommes ; la déco intérieure, c'est pour les femmes. En 1946, encore, c'est ce qui transparaît encore dans cette lettre qu'il écrit à sa "chère Charlotte":

"Je ne crois pas qu’il soit intéressant en quoi que ce soit, maintenant que tu es mère de famille, et pour les raisons évoquées au début, de te proposer de t’astreindre à une présence d’atelier. Par contre, je serais très content que tu puisses insérer à l’articulation utile, un bout de mise au point qui est dans tes cordes, c’est-à-dire le tour de main de la femme pratique, talentueuse et aimable en même temps."

Fernand Léger, Charlotte Perriand, Le Corbusier, Albert Jeanneret, Pierre Jeanneret, Matila Ghyka à Athenes, 1933.
©AChP

Effacer le nom, effacer la femme


Charlotte Perriand ne s'en formalisait pas. Elle semblait ne pas souffrir de voir son nom toujours gommé, se souvient sa fille aujourd'hui. Et pourtant, "au mieux, on l'associait à un autre nom, sous prétexte que ça ferait vendre davantage. Cet effacement du nom, c'est un effacement de la femme créatrice dans un monde d'hommes," s'indigne Michelle Perrot.
Aujourd'hui, , on sait que le célèbre fauteuil "grand confort" (ci- dessous) et la chaise longue basculante ont été dessinés par Charlotte Perriand. "Le Corbusier lui a donné ses modèles de référence et Charlotte a fait tout le reste !", confiait Jacques Barsac, gendre de Charlotte Perriand et spécialiste de son oeuvre, dans l’émission Une vie, une œuvre, diffusée le 13/05/2013 sur France Culture.

Après sa mort, en 1999, sa fille, Pernette Perriand-Barsac, et son époux Jacques Barsac en ont retrouvé les preuves en dessins dans les archives de la designeuse. Mais comme beaucoup de femmes qui, en leur temps, avaient malgré tout réussi à se faire une place, Charlotte Perriand a été oubliée de l'histoire et tout le monde attribue à Le Corbusier le "grand confort", passé dans l'ombre du maître. Comme bien d'autres de ses créations, nous explique l'historien de l'architecture Sébastien Cherruet :

"Dans notre chronique : à la découverte de Charlotte Perriand, designeuse, architecte et femme engagée du XXe siècle ; au Nigeria, une usine à bébés démantelée et un prix d'éloquence à I n Catherine Zlatkovic, qui dénonce les violences faites aux femmes en langage des signes."
@TERRIENNESTV5

Photomontage, 1947
©Journal Elle

Une femme libre et engagée


Charlotte Perriand a toujours été une femme libre : "Dès son plus jeune âge, sa mère lui disait : 'Charlotte travaille, c'est la liberté'." Sa fille Pernette la décrit comme une femme autonome, sans cesse en mouvement, observatrice du monde, cheffe de bande, militante, initiatrice ou organisatrice avec un sens certain du collectif, qui vivait sans compromission ; une femme engagée qui voulait apporter les avancées de la modernité au plus grand nombre et qui a toujours prôné la liberté des femmes.

Charlotte Perriand


Charlotte Perriand était surtout une bonne vivante et c'est ce qui lui a pemis d'éviter les regrets et les rancoeurs : "J’ai toujours cultivé le bonheur, c’est comme ça que je m’en suis sortie", dit-elle un jour à une étudiante qui l’interrogeait.
Elle était proche d'autres femmes fortes de son temps comme son amie Dora Mar, l'illustratrice Marianne Clouzot ou Joséphine Baker, qui la fascinait. Aux côtés de Françoise Giroud, Charlotte Perriand se retrouve ministre de la Reconstruction dans l'hypothétique gouvernement des femmes publié dans le magazine Elle en 1946, alors que les femmes viennent d'obtenir le droit de vote.

Japon, 1954
Jaacques Martin, ©Archives Charlotte Perriand/ ADAGP, 2019

Des problèmes avec les hommes? Jamais!


Quand on lui demandait si en tant que femme, elle avait des problèmes dans ce milieu d'hommes, elle répondait avec fierté : "Jamais !" Et pourtant, des problèmes, il y a en avait. Sur son chantier des Arcs, elle se retrouve cheffe de file, à diriger une équipe d'hommes. "Un jour où elle demandait à un électricien de rectifier la position d'une prise mal placée, elle s'est entendu rétorquer : 'C'est pas une bonne femme qui va me donner des ordres !' Elle l'a congédié sur le sur-le-champ : 'Vous prenez vos affaires et vous sortez du chantier immédiatement.'"