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Charlotte Perriand, grande architecte et designeuse du XXe siècle, enfin au premier plan

05 OCT 2019 Mise à jour 06.10.2019 à 11:46 par Terriennes Liliane Charrier
Charlotte Perriand
Charlotte Perriand sur sa chaise longue basculante en 1929 avec son collier "roulement à billes" qu'elle porte comme un étendard, un symbole de libération des femmes, un manifeste de la liberté à laquelle elles aspirent via le progrès technique. "Dans la rue, les belles bagnoles me font de l’oeil, elles sont nettes, rutilantes," disait-elle.

Tout le monde, ou presque, connaît la chaise longue ou le fauteuil "grand confort" de Le Corbusier. Sauf que ces grands classiques du design du 20ème siècle sortent, en réalité, de l'imagination de sa collaboratrice, Charlotte Pierrand. Une exposition rend justice à cette femme libre qui a traversé le 20e siècle sans jamais s'arrêter de créer, à une époque et dans un domaine prompts à effacer les femmes.

Charlotte Perriand a 23 ans quand elle commence à faire parler d'elle. Formée à l'école des Arts-décoratifs de Paris, elle se fait remarquer avec les créations avant-gardistes imaginées pour son atelier sous les toits de Paris : "Dès 1927, la presse est dithyrambique devant son 'bar sous le toit'. On loue la force et la créativité de cette jeune femme qui présente une architecture d'intérieur et des meubles résolument modernes," raconte Sébastien Cherruet, historien de l'architecture.

Son talent n'échappe pas à un jeune architecte à peine plus âgé qu'elle, Charles Édouard Jeanneret-Gris, alias Le Corbusier, qui l'engage dans son agence et auprès de qui elle va apprendre l'architecture. Dès lors, Charlotte Perriand va largement contribuer au travail du grand maître de l'architecture moderne en dessinant plusieurs pièces devenues cultes - mais passées à la postérité sous le nom de Le Corbusier, Jean Prouvé ou Pierre Jeanneret.

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Bar sous le toit avec un bar incurvé, des tabourets, un canapé et une table basse. Le mobilier en acier fait sensation, ainsi que les fauteuils en cuir bleu violet et rose.

Jamais sans un homme

Car dans cette période de l'entre-deux-guerre, une femme dans un cabinet d'architecte, cela était rare - et peu vendeur. Les témoignages concordent : l'architecture était - et reste - un milieu fermé et viril, pour ne pas dire macho. "Il y avait peu de femmes dans ce milieu, parce qu'on leur a laissé peu de place, explique Sébastien Cherruet, commissaire de l'exposition qui, à partir du 2 octobre 2019, met en scène la création de Charlotte Perriand et de nombreuses oeuvres d'artistes qui l'ont entourée et inspirée à la Fondation Vuitton, à Paris. Il y en avait, pourtant, comme Lilly Reich ou Eileen Gray, mais elles étaient toutes "compagne de..." Comme elles, Charlotte Pierrand était toujours présentée en tandem avec un homme, Le Corbusier ou un autre, explique Michelle Perrot, professeure d'histoire contemporaire, au micro de nos confrères de France Inter.

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Fernand Léger, Charlotte Perriand, Le Corbusier, Albert Jeanneret, Pierre Jeanneret, Matila Ghyka à Athenes, 1933.
© AChP

Signe des temps, le grand maître de l'architecture qu'était Le Corbusier n'avait pas peur de paraître mysogyne. "Ici, on ne brode pas de coussin", annonçait-il à Charlotte Perriand lors de leur première rencontre. Le message sous-jacent : l'architecture extérieure, c'est pour les hommes ; la déco intérieure, c'est pour les femmes. En 1946, encore, c'est ce qui transparaît encore dans cette lettre qu'il écrit à sa "chère Charlotte" :

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Début de la lettre adressée à Charlotte Perriand par Le Corbusier le 8 mai 1946 :
"Je ne crois pas qu’il soit intéressant en quoi que ce soit, maintenant que tu es mère de famille, et pour les raisons évoquées au début, de te proposer de t’astreindre à une présence d’atelier. Par contre, je serais très content que tu puisses insérer à l’articulation utile, un bout de mise au point qui est dans tes cordes, c’est-à-dire le tour de main de la femme pratique, talentueuse et aimable en même temps."

Effacer le nom, effacer la femme

Charlotte Perriand ne s'en formalisait pas. Elle semblait ne pas souffrir de voir son nom toujours gommé, se souvient sa fille aujourd'hui. Et pourtant, "au mieux, on l'associait à un autre nom, sous prétexte que ça ferait vendre davantage. Cet effacement du nom, c'est un effacement de la femme créatrice dans un monde d'hommes," s'indigne Michelle Perrot.

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Aujourd'hui, , on sait que le célèbre fauteuil "grand confort" (cidessous) et la chaise longue basculante ont été dessinés par Charlotte Perriand. "Le Corbusier lui a donné ses modèles de référence et Charlotte a fait tout le reste !", confiait Jacques Barsac, gendre de Charlotte Perriand et spécialiste de son oeuvre, dans l’émission Une vie, une oeuvre, diffusée le 13/05/2013 sur France Culture.

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Après sa mort, en 1999, sa fille, Pernette Perriand-Barsac, et son époux Jacques Barsac en ont retrouvé les preuves en dessins dans les archives de la designeuse. Mais comme beaucoup de femmes qui, en leur temps, avaient malgré tout réussi à se faire une place, Charlotte Perriand a été oubliée de l'histoire et tout le monde attribue à Le Corbusier le "grand confort", passé dans l'ombre du maître. Comme bien d'autres de ses créations, nous explique l'historien de l'architecture Sébastien Cherruet :

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Des avantages d'être une femme ?

Sébastien Cherruet ne croit pas à une création typiquement féminine, "mais la trajectoire singulière de la femme qu'était Charlotte Perriand en fait la grande créatrice qu'elle est devenue," explique-il. Cuisine ouverte dans la Cité radieuse de Marseille. Cuisine ouverte dans la Cité radieuse de Marseille. Fascinée par le progrès, la machine, l'automobile, elle avait commencé par travailler le métal, avant d'opérer, dans les années 1930, un retour à des matériaux naturels - os, bois, tissu. En mêlant le bois à la fourrure, la peau au tissu pour rendre les intérieurs plus chaleureux, plus féminins, elle a "inventé" l'ethnochic qui fait un tabac aujourd'hui . "Une certaine sensibilité aux textures, aux reflets, aux surfaces, c'est là que l'on reconnaît l'apport de Charlotte Perriand à la création de Le Corbusier", précise Sébastien Cherruet.

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Cuisine ouverte dans la Cité radieuse de Marseille.

Elle ne se disait pas féministe, mais tout, chez elle, renvoie à un engagement féministe non dit, qui implique la prise en compte des obligations alors dévolues aux femmes. Elle pensait rangement et intérieur épuré, alors que Le Corbusier n'y songeait pas une seconde. C'est elle qui va dessiner des cuisines ouvertes sur l'espace, qui libèrent les femmes en brisant l'enfermement dans un espace clos. "Je ne dis pas que la place de la femme est dans la cuisine, mais à l'époque, c'était quand même le cas et cette configuration la libère un peu", insiste Sébastien Cherruet. Le Corbusier s'en est largement emparé, notamment pour ses appartement de la Cité radieuse, à Marseille.

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