Charlotte Perriand a 23 ans quand elle commence à faire parler d'elle. Formée à l'école des Arts-décoratifs de Paris, elle se fait remarquer avec les créations avant-gardistes imaginées pour son atelier sous les toits de Paris : "Dès 1927, la presse est dithyrambique devant son 'bar sous le toit'. On loue la force et la créativité de cette jeune femme qui présente une architecture d'intérieur et des meubles résolument modernes," raconte Sébastien Cherruet, historien de l'architecture.
Car dans cette période de l'entre-deux-guerre, une femme dans un cabinet d'architecte, cela était rare - et peu vendeur. Les témoignages concordent : l'architecture était - et reste - un milieu fermé et viril, pour ne pas dire macho. "Il y avait peu de femmes dans ce milieu, parce qu'on leur a laissé peu de place, explique Sébastien Cherruet, commissaire de l'exposition qui, à partir du 2 octobre 2019, met en scène la création de Charlotte Perriand et de nombreuses oeuvres d'artistes qui l'ont entourée et inspirée à la Fondation Vuitton, à Paris. Il y en avait, pourtant, comme Lilly Reich ou Eileen Gray, mais elles étaient toutes "compagne de..." Comme elles, Charlotte Pierrand était toujours présentée en tandem avec un homme, Le Corbusier ou un autre, explique Michelle Perrot, professeure d'histoire contemporaire, au micro de nos confrères de France Inter.
Signe des temps, le grand maître de l'architecture qu'était Le Corbusier n'avait pas peur de paraître mysogyne. "Ici, on ne brode pas de coussin", annonçait-il à Charlotte Perriand lors de leur première rencontre. Le message sous-jacent : l'architecture extérieure, c'est pour les hommes ; la déco intérieure, c'est pour les femmes. En 1946, encore, c'est ce qui transparaît encore dans cette lettre qu'il écrit à sa "chère Charlotte" :
Charlotte Perriand ne s'en formalisait pas. Elle semblait ne pas souffrir de voir son nom toujours gommé, se souvient sa fille aujourd'hui. Et pourtant, "au mieux, on l'associait à un autre nom, sous prétexte que ça ferait vendre davantage. Cet effacement du nom, c'est un effacement de la femme créatrice dans un monde d'hommes," s'indigne Michelle Perrot.
Aujourd'hui, , on sait que le célèbre fauteuil "grand confort" (cidessous) et la chaise longue basculante ont été dessinés par Charlotte Perriand. "Le Corbusier lui a donné ses modèles de référence et Charlotte a fait tout le reste !", confiait Jacques Barsac, gendre de Charlotte Perriand et spécialiste de son oeuvre, dans l’émission Une vie, une oeuvre, diffusée le 13/05/2013 sur France Culture.
Après sa mort, en 1999, sa fille, Pernette Perriand-Barsac, et son époux Jacques Barsac en ont retrouvé les preuves en dessins dans les archives de la designeuse. Mais comme beaucoup de femmes qui, en leur temps, avaient malgré tout réussi à se faire une place, Charlotte Perriand a été oubliée de l'histoire et tout le monde attribue à Le Corbusier le "grand confort", passé dans l'ombre du maître. Comme bien d'autres de ses créations, nous explique l'historien de l'architecture Sébastien Cherruet :
Sébastien Cherruet ne croit pas à une création typiquement féminine, "mais la trajectoire singulière de la femme qu'était Charlotte Perriand en fait la grande créatrice qu'elle est devenue," explique-il. Cuisine ouverte dans la Cité radieuse de Marseille. Cuisine ouverte dans la Cité radieuse de Marseille. Fascinée par le progrès, la machine, l'automobile, elle avait commencé par travailler le métal, avant d'opérer, dans les années 1930, un retour à des matériaux naturels - os, bois, tissu. En mêlant le bois à la fourrure, la peau au tissu pour rendre les intérieurs plus chaleureux, plus féminins, elle a "inventé" l'ethnochic qui fait un tabac aujourd'hui . "Une certaine sensibilité aux textures, aux reflets, aux surfaces, c'est là que l'on reconnaît l'apport de Charlotte Perriand à la création de Le Corbusier", précise Sébastien Cherruet.
Elle ne se disait pas féministe, mais tout, chez elle, renvoie à un engagement féministe non dit, qui implique la prise en compte des obligations alors dévolues aux femmes. Elle pensait rangement et intérieur épuré, alors que Le Corbusier n'y songeait pas une seconde. C'est elle qui va dessiner des cuisines ouvertes sur l'espace, qui libèrent les femmes en brisant l'enfermement dans un espace clos. "Je ne dis pas que la place de la femme est dans la cuisine, mais à l'époque, c'était quand même le cas et cette configuration la libère un peu", insiste Sébastien Cherruet. Le Corbusier s'en est largement emparé, notamment pour ses appartement de la Cité radieuse, à Marseille.