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Ce dossier traite des lieux au-delĂ  de la mĂ©tropole : les petites villes et celles de taille moyenne, les petites agglomĂ©rations, les villages Ă©loignĂ©s. C’est ici, dans des lieux qui ne peuvent ĂȘtre rĂ©duits simplement au non-urbain, que nos crises – politiques, sociales, Ă©conomiques, environnementales – s’amplifient. C’est lĂ  aussi oĂč l’on peut, supposĂ©ment, expĂ©rimenter plus librement. Nous y partons pour dĂ©couvrir de nouvelles formes de communautĂ©s et d’architecture, ainsi qu’une vie meilleure.

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① DICTIONNAIRE 📚 RURAL

② ÎLES đŸïž ET VILLAGES

⑱ LE PHÉNOMÈNE 🌳 POSTURBAIN

④ ÉCONOMIES 💰💾 SOLIDAIRES

â‘€ SCHÉMAS✔ DE MISES EN COMMUN

â‘„ ARCHITECTES EN đŸŒ± AGRICULTURE

⑩ L’APPRENTISSAGE đŸ« đŸ“âœïž EN DÉCOULE

⑧ RÉCITS 📜 SUR LES CAMPAGNES

CCA

① DICTIONNAIRE 📚 RURAL 👀

11 mai 2018

Jan Buchczik

Nous avons partagĂ© ce glossaire avec l’aide de Corinna Anderson, Lev Bratishenko, Alessandra Ciucci, Francesca Romana Dell’Aglio, Helina Gebremedhen, Kristin Hickman, Gregory Duff Morton, Federico Ortiz, Jess Robinson, Yuma Shinohara et Espen Vatn. Jan Buchczik dĂ©tient le copyright de ces illustrations.

AITA HASBAWIYA

On raconte que la voix de l’ancienne province d’Abda, dans les Plaines de la cĂŽte atlantique du Maroc, prend corps chez les femmes qui pratiquent ce style de poĂ©sie chantĂ©e, dont le timbre rauque caractĂ©ristique varie d’une rĂ©gion Ă  l’autre.

ARANBA ENA QOBO

En amharique, aller d’Aranba, minuscule ville Ă©loignĂ©e, Ă  Qobo, tout aussi Ă©loignĂ©e, signifie relier les deux points les plus extrĂȘmes d’Éthiopie, qu’une distance Ă©norme et impraticable sĂ©pare – ou bien s’utilise dans la conversation pour dire que l’on saute d’un sujet Ă  un autre qui est sans rapport.

BAYOU COUNTRY

FormĂ© Ă  partir du choctaw bayuk et de bayou, qui signifie plaine marĂ©cageuse en Louisiane française, le nom de cette rĂ©gion du Sud-est des États-Unis rappelle les cultures crĂ©ole et cajun et le voyage de leurs ancĂȘtres acadiens, amĂ©rindiens et afro-amĂ©ricains qui y ont Ă©tĂ© dĂ©portĂ©s.

BLED

Un petit village, sans grand intĂ©rĂȘt et excentrĂ©. UtilisĂ© en France par les immigrants maghrĂ©bins pour dĂ©signer Ă  la fois le pays laissĂ© derriĂšre eux et les rapports coloniaux tendus Ă  l’origine de leur dĂ©placement. Un endroit oĂč votre oncle pourrait vivre, si l’on en croit le tube « Tonton du Bled », grand succĂšs du groupe hip-hop 113 en 1999.

BOONDOCKS

En tagalog, bundok signifie « montagne ». Le mot a intĂ©grĂ© l’argot amĂ©ricain au dĂ©but du vingtiĂšme siĂšcle sous l’influence des soldats amĂ©ricains participant Ă  la guerre amĂ©ricano-philippine, pour qui bundok Ă©tait synonyme de territoire sauvage, impĂ©nĂ©trable et souvent hostile. DĂšs son entrĂ©e en usage, ses origines coloniales se sont obscurcies : le mot s’utilise dĂ©sormais pour dĂ©signer une zone rurale Ă©loignĂ©e ou un coin reculĂ© en province.

THE BUSH

Dans les anciennes colonies des CaraĂŻbes et dans d’autres anciennes colonies britanniques, le bush dĂ©signe le point de rencontre du territoire colonisĂ© et de la contrĂ©e sauvage. Dans le poĂšme Ă©pique Omeros, Derek Walcott Ă©crit : « J’ai vu les villages cĂŽtiers reculer lorsque / la langue de la grand-route a traduit bush par forĂȘt / savane sauvage par pĂąturages mesurĂ©s / cette autre vie engagĂ©e dans son « changement pour le mieux » / sa paix figĂ©e en carte postale. »

CAMBROUSSE

Cette expression familiĂšre belge dĂ©signant une zone rurale a inspirĂ© le village fictif de Champignac-en-Cambrousse, lieu bucolique oĂč se dĂ©roulent les multiples aventures des hĂ©ros de la bande dessinĂ©e Spirou et Fantasio. Voir aussi OUTBACK.

CHACRA

UtilisĂ© dans de nombreux pays d’AmĂ©rique latine pour dĂ©signer une ferme. Au Chili, l’expression venir de la chacra dĂ©crit une personne crĂ©dule et naĂŻve.

CHIHƌ

(朰æ–č) LittĂ©ralement, « vers la terre ». Mot utilisĂ© pour dĂ©crire les endroits du Japon situĂ©s en dehors des trois grandes rĂ©gions mĂ©tropolitaines, Tokyo, Osaka et Nagoya. Neutre dans sa connotation, le mot implique nĂ©anmoins une directionnalitĂ© rayonnant Ă  partir de la mĂ©tropole au centre.

COUNTRYSIDE

Dans l’Angleterre du dix-huitiĂšme siĂšcle, un paysage qui met en scĂšne les loisirs et le pastoralisme, idĂ©alement fertile pour la germination de la nouvelle vie bourgeoise en dehors des centres urbains.

DALOM

Quelque part au centre de la NorvĂšge, vers l’Ouest. En norvĂ©gien, le mot signifie littĂ©ralement « loin dans les vallĂ©es », mais s’utilise aussi dans un sens pĂ©joratif pour dĂ©crire une personne rustre et sans Ă©ducation. Si le terme appelait autrefois des images bucoliques de paysans Ă©levant des moutons et cultivant les cĂŽteaux, il Ă©voque aujourd’hui le clair de lune, les fĂȘtes dans les granges et les airs de violon traditionnels.

DESAKOTA

InventĂ© par le gĂ©ographe Terry McGee et tirĂ© des mots indonĂ©siens desa (village) et kota (ville), le terme sert Ă  dĂ©crire des zones situĂ©es en dehors des grandes villes – en particulier dans l’Asie de l’Est et du Sud-est – oĂč les usages agricoles et urbains du territoire coexistent et s’entremĂȘlent. Le nĂ©ologisme est rĂ©cemment entrĂ© en usage dans des contextes d’études urbanistiques, Ă©tant donnĂ© qu’il permet de rĂ©soudre linguistiquement la dichotomie entre « urbain » et « rural ».

EL INTERIOR

UtilisĂ© dans la plupart des pays d’AmĂ©rique du Sud pour dĂ©signer les rĂ©gions non-mĂ©tropolitaines comprenant les terres agricoles de chaque pays. L’idĂ©e de l’intĂ©rieur renvoie Ă  l’ancienne occupation des terres par les monarchies europĂ©ennes, dont les colons ont Ă©tĂ© les premiers Ă  Ă©tablir les villes portuaires le long des cĂŽtes du continent. Aujourd’hui, ces villes dĂ©sormais mondiales demeurent la connexion principale avec « l’extĂ©rieur », tandis que le reste de chaque pays est appelĂ© « l’intĂ©rieur ».

EL JABAL(Ű§Ù„ŰŹŰšÙ„)

Signifiant littĂ©ralement « les montagnes », le terme rĂ©fĂšre au Liban Ă  une rĂ©gion plus faiblement peuplĂ©e, Ă  la diffĂ©rence des villes qui s’agglomĂšrent le long des rives de la MĂ©diterranĂ©e.

EL PUEBLO

Contient Ă  la fois l’idĂ©e du « peuple » et de la rĂ©alitĂ© matĂ©rielle de « la ville ». S’utilise au Mexique dans un sens pĂ©joratif (ese cabrĂłn es bien de pueblo) ou Ă©mancipateur, notamment dans le cas du Concejo de Gobierno IndĂ­gena, qui se qualifie lui-mĂȘme d’assemblĂ©e de pueblos.

FLYOVER COUNTRY

Le terme renvoie aux rĂ©gions intĂ©rieures des États-Unis qui sont « survolĂ©es » par les voyageurs transitant entre les centres mĂ©tropolitains de la CĂŽte Est et de la CĂŽte Ouest. Ironiquement, l’expression elle-mĂȘme s’est popularisĂ©e dans les annĂ©es 1980 grĂące Ă  Thomas McGuane, un Ă©crivain vivant Ă  Montana, qui s’en est servi pour dĂ©crire une personne qui parle en levant les yeux au ciel, pour regarder passer les avions.

FURUSATO (故郷)

Signifie en gros « ville natale » en japonais, bien que le terme exprime une certaine nostalgie du sens de l’enracinement social et spatial – de type rural – que le locuteur a perdu. L’idĂ©e trouve son illustration parfaite dans les vers de « Furosato » (traduit ici par « maison de campagne »), une chanson pour enfants populaire enseignĂ©e dans toutes les Ă©coles publiques du Japon : « Quand j’ai accompli la tĂąche que je me suis fixĂ©e / Je rentrerai un jour chez moi / OĂč les montagnes sont vertes, ma vieille maison de campagne / OĂč les eaux sont claires, ma vieille maison de campagne. »

GITA FUORI PORTA

MĂȘme dans les endroits oĂč il n’y a plus de portes mĂ©diĂ©vales, certains Italiens continuent d’utiliser cette expression lorsqu’ils quittent la ville pour se rendre Ă  la campagne, ne serait-ce qu’un jour ou deux.

HINTERTUPFINGEN

En Allemagne, il y a une sorte de gĂ©ographie fantĂŽme de villes imaginaires, dont les noms renvoient de maniĂšre gĂ©nĂ©rique Ă  l’idĂ©e de petits villages Ă©loignĂ©s. On dira par exemple, « Aujourd’hui, on trouvera mĂȘme des restaurants Ă  sushis Ă  Hintertupfingen ». Hintertupfingen est la variante utilisĂ©e en Allemagne du Sud. Voir aussi KLEINKLECKERSDORF (dans le Nord-est) et PUSEMUCKEL (dans le Nord-ouest), entre autres.

HOLLER

Variante de « hollow » (creux). Petite vallĂ©e ou contrefort entre les montagnes Appalaches. Connu pour ses fortes identitĂ©s locales et pour sa musique bluegrass, l’endroit a de longue date Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ© en photographies comme l’archĂ©type des difficultĂ©s Ă©conomiques aux États-Unis et des liens de parentĂ© Ă©troite.

KRÄHWINKEL

LittĂ©ralement, « coin du corbeau ». Terme pĂ©joratif utilisĂ© en Allemagne pour dĂ©signer une petite ville de province, en mettant l’accent sur la mentalitĂ© provinciale et conservatrice censĂ©e la caractĂ©riser. Lorsqu’il Ă©crit Ă  un ami en Allemagne en 1933, Albert Einstein qualifie Princeton, New Jersey, de « magnifique coin de la planĂšte, mais en mĂȘme temps un KrĂ€hwinkel complĂštement bizarre et cĂ©rĂ©monieux rempli de minuscules demi-dieux rigides. »

MOFOSSHOL (àŠźàŠ«àŠžà§àŠŹàŠČ)

DĂ©signe en bengali les zones rurales en dehors du centre urbain. Également utilisĂ© pour qualifier une personne ou une chose de provinciale ou rustique.

MOUHOSRANSK (ĐŒŃƒŃ…ĐŸŃŃ€Đ°ĐœŃĐș)

Combinant les mots signifiant « mouche » et « chier », ce mot russe désigne un village trÚs éloigné. Sa connotation scatologique repose sur la tendance (urbaine) persistante à associer le monde rural avec la saleté et la vulgarité et avec les fonctions corporelles vitales que les citadins « sophistiqués » préféreraient ignorer.

MIEDVIEJI OUGAL (ĐŒĐ”ĐŽĐČДжОĐč ŃƒĐłĐŸĐ»)

LittĂ©ralement, le « coin de l’ours ». En Russie, l’expression dĂ©signe un endroit Ă©loignĂ© et peu attrayant. On peut retracer son origine dans l’histoire de la ville de Yaroslav, Ă©tablie sur un site auparavant occupĂ© par un ancien village appelĂ© le Coin de l’ours - un endroit rĂ©barbatif, apparemment peuplĂ© de paĂŻens farouches qui vouaient un culte Ă  une divinitĂ© ursine.

OUTBACK

Signifiant « lĂ -bas dans l’arriĂšre-pays », le mot fait rĂ©fĂ©rence au territoire intĂ©rieur trĂšs inhospitalier du continent australien en le situant implicitement par rapport aux centres commerciaux et aux villes placĂ©es le long des cĂŽtes. Voir aussi EL INTERIOR.

PAGOS

Utilisé en Argentine pour désigner une petite ville ou une zone rurale. Me voy a mis pagos est une expression commune employée par une personne qui quitte la grande ville pour retourner dans sa contrée natale rurale, ne fût-ce que pour une fin de semaine. Voir FUROSATO.

PAMPA

ComposĂ©e des principales zones agricoles d’Argentine, du BrĂ©sil et de l’Uruguay, cette plaine fertile au relief plat de l’AmĂ©rique du Sud voit son nom utilisĂ© en Allemagne pour dĂ©signer un endroit “au milieu de nulle part”, par exemple dans « Notre auto est tombĂ©e en panne dans la Pampa ».

PAYS D’EN HAUT

Paysage imaginaire du commerce de la fourrure dans l’AmĂ©rique du Nord francophone et des migrations coloniales dans le terroir du QuĂ©bec, situĂ© en amont des zones urbaines le long du Saint-Laurent, du Mississipi et des riviĂšres des Outaouais. Toile de fond du roman Un homme et son pĂ©chĂ© (1933) de Claude-Henri Grignon, adaptĂ© plus tard pour la radio et la tĂ©lĂ©vision. Voir aussi UPSTATE.

PENNSYLTUCKY

Introduit pour la premiÚre fois dans « A Farm in Pennsyltucky » chanté en 1972 par la vedette de musique country Jeannie Seely, le mot désigne en Pennsylvanie les contrées rurales situées entre les territoires métropolitains de Pittsburgh et Philadelphie.

PROVINCES

Heinrich Heine, 1833: « Par la France, j’entends Paris et non pas la province; car ce que pense la province importe aussi peu que ce que pensent nos jambes. C’est la tĂȘte qui est le siĂšge de nos pensĂ©es. [
] Les gens avec qui j’ai conversĂ© en province m’ont fait l’effet de bornes kilomĂ©triques portant inscrit sur leur front leur Ă©loignement plus ou moins grand de la capitale. »

ROÇA

En portugais brĂ©silien, « champ », dĂ©fini par opposition Ă  rua, « rue », et dĂ©signant un espace cultivĂ© mais non-urbain. Tant roça que rua contrastent avec mata, « forĂȘt » ou « broussailles » qui fait rĂ©fĂ©rence Ă  une zone non cultivĂ©e.

THE STICKS

« In the sticks » signifie « au milieu de nulle part ». Dans l’épisode des Simpson « When you Dish Upon a Star » (Quand on atterrit sur une star), suite Ă  un accident de parachute ascensionnel, la famille Ă©choue tout prĂšs de la cachette des vedettes de cinĂ©ma Kim Basinger et Alec Baldwin. Homer dit: « Perdus comme ça au milieu de nulle part? Cela ne peut ĂȘtre que des ploucs ». « Donc, je suppose que c’est un jacuzzi de plouc? » rĂ©pond Bart.

TMOUTARAKAN (Ń‚ŃŒĐŒŃƒŃ‚Đ°Ń€Đ°ĐșĐ°ĐœŃŒ)

Nom d’une ancienne ville de commerce de la Rus’ de Kiev qui contrĂŽlait le Bosphore cimmĂ©rien, le passage reliant la Mer Noire Ă  la Mer d’Azov, dans l’actuel kraĂŻ de Krasnodar (un coin perdu selon les chroniques mĂ©diĂ©vales). DĂ©signant couramment un lieu inaccessible et inconnu, le mot fusionne la « coquerelle » (tarakan / тараĐșĐ°Đœ) et la « noirceur » (t’ma / Ń‚ŃŒĐŒĐ°).

UPSTATE

La partie la plus au nord de l’État de New York ou le nord de New York City, quoique personne ne sache au juste oĂč elle commence. Voir PAYS D’EN-HAUT.

WO SICH FUCHS UND HASE GUTE NACHT SAGEN

En allemand, littĂ©ralement, « lĂ  oĂč le renard et le liĂšvre se souhaitent le bonsoir. » L’expression fait rĂ©fĂ©rence Ă  un endroit si Ă©loignĂ© et si dĂ©peuplĂ© que le renard et le liĂšvre – reconnus comme des animaux farouches – vont aller jusqu’à se saluer l’un l’autre.

② ÎLES đŸïž ET VILLAGES👀

8 juin 2018

Souvenirs d’étudiants

Une autre tradition d’éducation architecturale existe en dehors de la ville et des pĂ©dagogies circonscrites: des institutions peu orthodoxes qui sont elles-mĂȘmes des expĂ©riences de construction communautaire. Nous sommes entrĂ©s en contact avec d’anciens Ă©lĂšves de quatre de ces Ă©coles, pour essayer de dĂ©couvrir ce qui rend ces lieux si diffĂ©rents. Voici ce qu’ils nous ont racontĂ©.

Toyo Ito assume le rĂŽle de planificateur volontaire

L’Atelier Bow-Wow renouvelle les cycles sociaux
et Ă©cologiques d’un village de pĂȘcheurs

dot architects imagine de nouveaux espaces
pour la vie communautaire

Hajime Ishikawa documente les mondes improvisés des agriculteurs Fab-G

Kazuyo Sejima conçoit un nouveau paysage participatif

⑱ LE PHÉNOÈNE 🌳 POSTURBAIN👀

11 mai 2018

Un essai de Kayoko Ota

Il est inhabituel qu’un architecte travaille dans un endroit oĂč il n’a pas de clients, encore moins Ă  la campagne.

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Population Pyramid of Japan: 1930–2055

Bon an mal an, Toyo Ito fait, la plupart des mois, le voyage de six heures entre Tokyo et Omishima, une Ăźle de l’ouest du Japon. Pour s’y rendre, il prend un train super express, un autocar long-courrier, puis une voiture. À l’arrivĂ©e, Ito rencontre les autoritĂ©s locales, les collaborateurs de ses projets et les membres de la collectivitĂ©. Étonnamment, il n’a pas reçu de commande dans cette Ăźle : son rĂŽle se situe plutĂŽt Ă  la base, puisqu’il met son expertise au service de l’amĂ©lioration d’installations communes existantes ou de la crĂ©ation de nouvelles, ou encore puisqu’il sert de catalyseur pour des projets qui n’ont pas de finalitĂ© architecturale immĂ©diate, avec pour objectif de contribuer Ă  contrer les effets de la 1ïžâƒŁdiminution de la population de l’üle.Comme la plupart des collĂšgues de sa gĂ©nĂ©ration, Ito a longtemps considĂ©rĂ© la ville comme l’endroit naturel oĂč Ɠuvrer et construire un discours. Il n’avait jamais pensĂ© Ă  le faire ailleurs.

Cities on the Move, l’exposition marquante organisĂ©e par Hou Hanru et Hans Ulrich Obrist prĂ©sentait, il y a vingt ans, les formes surprenantes d’urbanitĂ© qui se dĂ©ployaient Ă  un rythme accĂ©lĂ©rĂ© dans les villes asiatiques. À l’époque, nous – des gĂ©nĂ©rations d’architectes auxquelles appartiennent Ito, Sejima et Atelier Bow-Wow – avions une vĂ©ritable curiositĂ© envers la mĂ©tropole comme entitĂ© en mutation constante. Une partie de cette fascination pour des villes comme Tokyo, Hong Kong ou Shanghai reposait sur leur hyperdensitĂ©. Cela nous fascinait, aiguisait notre imagination. L’idĂ©e que ces villes pourraient entrer dans une phase de post-croissance, amenant avec elle un dĂ©clin de la fertilitĂ© et une augmentation de la longĂ©vitĂ©, ne nous traversait pas l’esprit.

Deux changements paradigmatiques majeurs ont depuis frappĂ© le Japon. Le premier est la diminution et le vieillissement de la population, Ă  la campagne mais aussi dans les grandes villes, et Tokyo ne fait pas exception. La baisse dĂ©mographique a lieu Ă  un tel rythme et une telle Ă©chelle qu’on dirait que le pays tout entier a soudainement glissĂ© dans une nouvelle Ăšre, oĂč ses fondements mĂȘmes paraissent instables. D’ici Ă  2035, un habitant de Tokyo sur quatre aura soixante-cinq ans ou plus, et prĂšs de 30 pour cent de ces gens ĂągĂ©s vivront seuls.

Mais malgrĂ© ces nouveaux dĂ©fis de sociĂ©tĂ© auxquels font face Tokyo et d’autres grandes villes du Japon, les architectes qui y travaillent ne contribuent pourtant pas Ă  façonner l’environnement urbain. Une raison essentielle Ă  cela rĂ©side dans le second changement de paradigme : la monopolisation de la planification et de la conception du dĂ©veloppement urbain par les grandes agences d’urbanisme et par les services spĂ©cialisĂ©s des entrepreneurs, promoteurs et sociĂ©tĂ©s immobiliĂšres. Outre ces acteurs plus traditionnels, les entreprises des secteurs de la technologie, de la mise en marchĂ©, de la publicitĂ© et de la sĂ©curitĂ©, ainsi que les groupes de rĂ©flexion, pĂ©nĂštrent le marchĂ©. L’urbanisme aujourd’hui est de plus en plus affaire de logique entrepreneuriale qui rĂ©pond aux exigences de l’économie de marchĂ© et repose sur une pensĂ©e de moins en moins architecturale.

Le rĂ©trĂ©cissement de la population entraĂźne dĂ©jĂ  l’apparition de zones inoccupĂ©es et de maisons abandonnĂ©es, y compris dans la capitale, exerçant une pression sur la situation sociale et Ă©conomique de ses quartiers.

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Naoya Hatakeyama, photographer. Partial view of the Mori Building’s model of Tokyo, Japan. 2003. CCA.

ressource

C’est dans ce contexte que les architectes interviennent dans les Ăźles et les villages : ils y trouvent des conditions absentes des villes oĂč ils sont installĂ©s. Pour eux, c’est un « gain », pour rĂ©pondre Ă  la question posĂ©e plus haut Ă  propos de l’échange entre les architectes et leurs interlocuteurs. Une des hypothĂšses quant au pourquoi, est qu’une fois que la population a diminuĂ© jusqu’à un certain point, s’ouvre un espace pour des mesures non traditionnelles et des expĂ©rimentations sortant des cadres administratifs des centres urbains et de la logique capitaliste qui les sous-tendent. Les architectes qui arrivent en 2ïžâƒŁ ces lieux peuvent, en raison de ce contexte diffĂ©rent, tenter des choses qui auraient Ă©tĂ© soit limitĂ©es, soit entravĂ©es en ville, et ainsi Ă©tendre la portĂ©e de leur pratique, sinon en matiĂšre de conception de bĂątiment traditionnelle, du moins en termes de rĂ©flexion architecturale ou de recherche avancĂ©e.

Dans les nouvelles relations qui se font jour dans ces Ăźles et villages, les architectes sont parvenus Ă  constituer un banc d’essai oĂč ils peuvent s’isoler de la pĂ©nĂ©tration systĂ©matique de la modernisation et se consacrer Ă  forger un nouvel engagement avec la sociĂ©tĂ© – un acte qui relĂšve aussi de la survie professionnelle face Ă  l’urbanisation capitaliste. Atelier Bow-Wow, Sejima, Ito et Ienari se rĂ©clament tous d’une dĂ©marche de comprĂ©hension de la sociĂ©tĂ© Ă  travers des efforts de recherche en profondeur, de dĂ©finition des besoins avec les rĂ©sidents et d’invention des diffĂ©rentes formes qu’une solution pourrait prendre. Le tout devrait ĂȘtre en amont de la commande proprement dite, et d’ailleurs ne pas nĂ©cessairement dĂ©boucher sur une rĂ©alisation architecturale. Ce processus, tenu pour acquis lors de la conception d’une maison, est souvent mis de cĂŽtĂ© quand interviennent l’économie de marchĂ© ou le systĂšme administratif.

Il est d’ailleurs non dĂ©nuĂ© d’intĂ©rĂȘt de constater qu’une telle dĂ©marche conceptuelle permet la formation d’un nouveau type de procĂ©dure de planification ou de design, dans lequel la capacitĂ© des « participants » Ă  dĂ©velopper une pensĂ©e architecturale est renforcĂ©e. Tant Atelier Bow-Wow que Sejima ont pour tĂąche de revitaliser un village ou une Ăźle de façon trĂšs flexible, sur fond d’intĂ©gration rĂ©ussie avec les habitants. Dans un cadre non contraignant, Sejima peut ainsi improviser lentement et intentionnellement des idĂ©es, penser Ă  la maniĂšre de les mettre en pratique avec la participation de rĂ©sidents locaux, de visiteurs, d’artistes et d’étudiants, et superviser leur mise en Ɠuvre Ă  long terme. Les diffĂ©rents acteurs sont invitĂ©s Ă  « apprendre par la pratique » dans des programmes crĂ©Ă©s par Sejima. Ce processus d’apprentissage est de nature Ă  stimuler l’afflux de personne ainsi que l’économie locale.

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Made in Tokyo (Kajima Institute Publishing, 1996)

Dans le cas de Momonoura, 3ïžâƒŁ oĂč Kaijima d’Atelier Bow-Wow participe Ă  l’orientation du plan de relance durable, une Ă©cole alternative a Ă©tĂ© fondĂ©e non seulement pour former les pĂȘcheurs, mais aussi pour expĂ©rimenter un Ă©change de connaissances : tout le monde peut venir y enseigner ses habiletĂ©s Ă  l’extĂ©rieur du systĂšme universitaire. Le programme d’enseignement ouvert a pour objectif d’encourager les futurs rĂ©sidents et entrepreneurs qui pourraient stimuler la relance du village. Cette expĂ©rience se nourrit des connaissances acquises en vingt ans de recherches et d’observations par les architectes, depuis Made in Tokyo (1996) en passant par Behaviorology (2010). En un sens, le projet de Momonoura dĂ©coule directement de leur travail de fins observateurs de la citĂ© contemporaine et des comportements de ses habitants.

La planification ou conception nouveau genre que je dĂ©cris ici pourrait ĂȘtre reformulĂ©e comme un Ă©change mutuel et productif entre, d’une part, « l’architecte » qui mobilise sa pensĂ©e, et d’autre part, les « rĂ©sidents et collaborateurs » qui viennent approfondir ou enrichir cette pensĂ©e, et qui sont susceptibles eux-mĂȘmes d’articuler avec le temps une rĂ©flexion architecturale. De mĂȘme que la notion de « pensĂ©e conceptuelle » a modifiĂ© l’idĂ©e gĂ©nĂ©rale de design, une plus grande diffusion de la pensĂ©e architecturale peut Ă©largir ce que la planification et le design participatifs peuvent atteindre. Sans doute un architecte qui rĂ©ussirait Ă  ouvrir un nouveau front dans cette relation pourrait se poser en « alternative au gĂ©nie ou vedettariat individuel » ce qui, du point de vue d’Ito, fait cruellement dĂ©faut Ă  l’architecture aujourd’hui.

« Mais tout cela n’est possible que parce que le territoire est si petit »

nous rappelle Sejima. Écrivant Ă  propos des villes contemporaines, Rem Koolhaas dĂ©clare qu’« au-delĂ  d’une certaine Ă©chelle, l’architecture acquiert les propriĂ©tĂ©s de la “Bigness” [ou Grandeur sublime] ». Sejima et les autres architectes ne sont-ils pas arrivĂ©s Ă  une forme de « smallness », une petitesse sublime, aprĂšs une lutte avec toutes les complexitĂ©s et l’opacitĂ© de la « Bigness »? Ces architectes japonais ont-ils reconnu les « qualitĂ©s de la petitesse » dans les Ăźles et les villagess?

Les expĂ©rimentations viennent tout juste de commencer. IdĂ©alement, elles devraient donner des rĂ©sultats transposables Ă  la ville sous une forme ou une autre. Ce qu’en dit Sejima est encourageant : « Au fil de ce projet [sur Inujima], j’en suis venu Ă  penser qu’il est possible de modifier notre environnement urbain comme nous le voulons. J’ai dĂ©jĂ  Ă©tĂ© d’avis que c’était impossible. Mais aujourd’hui, j’estime qu’un lieu ou un moment aussi amusant qu’inattendu peut surgir mĂȘme en plein Tokyo, aprĂšs cette expĂ©rience sur Inujima. » Une possibilitĂ© serait de revendiquer une petite enclave dans une ville, oĂč une expĂ©rience s’inspirant des rĂ©sultats obtenus dans l’üle pourrait ĂȘtre mise en pratique.

Les fruits des expĂ©rimentations menĂ©es par les architectes pourraient ne pas prendre la forme d’un style. Mais, sur la durĂ©e, l’enseignement des villes et des villages pourrait fort bien ĂȘtre Ă  l’origine d’un changement profond dans les valeurs architecturales et influer sur la pratique mĂȘme des architectes. Les Ăźles et villages sont – potentiellement – Ă  l’avant-poste de la rĂ©invention architecturale d’aujourd’hui.

④ ÉCONOMIES 💰💾 SOLIDAIRES👀

11 mai 2018

Ian Scoones, David Huber

« Emancipatory Rural Politics: Confronting Authoritarian Populism », publiĂ© l’annĂ©e derniĂšre dans The Journal of Peasant Studies, proposait un agenda pour la recherche, le dĂ©bat et l’action. RĂ©cemment, David Huber s’est entretenu avec l’un des coauteurs de celui-ci, Ian Scoones.

đŸ€š Vous avez dĂ©crit le populisme comme une catĂ©gorie vaste et contradictoire. Dans quelle mesure pouvons-nous parler du « rural » de maniĂšre cohĂ©rente❓

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Plusieurs thĂšmes ont Ă©mergĂ© de ces discussions, dont celui des consĂ©quences des politiques nĂ©olibĂ©rales. Ces politiques ont concentrĂ© le pouvoir et la richesse💰 Ă  certains endroits, relĂ©guant trĂšs souvent Ă  la marge les rĂ©gions rurales et leurs habitants. À cela s’ajoutent les investissements d’envergure rĂ©alisĂ©s par les entreprises (surtout dans la foulĂ©e de la crise financiĂšre et alimentaire Ă  la fin des annĂ©es 2000) dans les rĂ©gions rurales qui sont, en fait, fonciĂšrement extractives. Les populations rurales se sont retrouvĂ©es largement dĂ©possĂ©dĂ©es de leur terre et des moyens de subsistance sur lesquels elles comptaient auparavant.

On constate donc que cette double mise Ă  l’écart dĂ©coule, d’une part, de la mondialisation et des Ă©conomies nĂ©olibĂ©rales et, d’autre part, d’approches extractivistes et financiarisĂ©es causant dĂ©possession et dĂ©pouillement dans les rĂ©gions rurales.

Par exemple, quand on s’attarde aux grandes exploitations agricoles industrialisĂ©es, on y voit des travailleurs migrants (souvent d’origines ethniques variĂ©es) qui ne sont pas intĂ©grĂ©s Ă  la population sur place depuis longtemps. On voit l’émergence de tensions raciales et d’autres sortes de tension dans ces rĂ©gions et les petites villes environnantes. De toute Ă©vidence, l’espĂšce de multiculturalisme ouvert qui a pu Ă©merger dans les centres urbains – mais pas toujours, il faut dire – se transpose difficilement dans un cadre rural. À l’époque de l’exploitation agricole Ă  petite Ă©chelle, les liens et les dynamiques de travail facilitaient l’intĂ©gration sociopolitique des migrants. Mais la commercialisation de l’espace rurale (production agricole de masse, exploitation miniĂšre et tourisme, par exemple) change les anciens modes de vie et moyens de subsistance ruraux et, avec eux, l’arriĂšre-pays et les petites localitĂ©s. VoilĂ  ce qui explique l’émergence, dans ces lieux-lĂ , de politiques belliqueuses, voire violentes. Ces lieux, ces terreaux, ont souvent vu Ă©clore des formes de populisme marquĂ©s par l’autoritarisme qui nous prĂ©occupent.

Donc, que ce soit les populistes d’allĂ©geance hindoue en Inde, ou islamiste en IndonĂ©sie, ou le populisme rĂ©publicain façon Trump aux États-Unis, on ne s’étonnera pas de voir les gens rĂ©pondre Ă  l’appel de ces visions populistes qui cherchent Ă  faire reculer la mondialisation, semer la division entre les migrants (« eux ») et « le peuple » (« nous »), remettre en question certains droits fondamentaux tout en favorisant l’offre de nouveaux services et ressources qui font dĂ©faut depuis fort longtemps.

Sur le plan Ă©lectoral, il y a ces figures populistes trĂšs influentes au gouvernail, et il y a ensuite le dĂ©coupage Ă©lectoral qui a permis au vote rural de peser lourd dans l’élection de ces populistes. Ça ne s’est pas produit partout, bien sĂ»r. Mais, Ă  regarder le scrutin en France et le vis-Ă -vis presque ratĂ© du Front National, ou le Brexit au Royaume-Uni, on voit ces dynamiques, mĂȘme si elles n’ont pas rĂ©ussi Ă  conquĂ©rir le pouvoir suprĂȘme de l’État.

Quand on place l’évolution des relations entre centres urbains et rĂ©gions rurales dans un cadre historique et politicoĂ©conomique plus large, l’éclosion de ces mouvements politiques n’a rien d’étonnant. Ces changements n’auraient pas dĂ» nous surprendre. Ils nous ont pris de court parce qu’on ne s’intĂ©ressait pas Ă  ces endroits ni Ă  leur mutation en ce sens.

đŸ€š J’aimerais revenir Ă  ce que vous avez dit tout Ă  l’heure sur les petites villes, puisque c’est le sujet central de ce dossier. En quoi sont-elles importantes, prĂ©cisĂ©ment❓

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On constate, particuliĂšrement dans le contexte du jeu politique en rĂ©gion rurale, que les petites villes jouent un rĂŽle de premier plan dans toute cette histoire. Pas tant les grands centres urbains, mais ces milieux urbains incorporĂ©s Ă  un territoire rural plus vaste. Ces villes subissent aussi les consĂ©quences du nĂ©olibĂ©ralisme, de l’extractivisme et de la dĂ©gradation qui vient avec. L’importance des petites villes tient Ă  leurs liens (sociaux, Ă©conomiques, politiques) avec les rĂ©gions rurales auxquelles elles appartiennent. TrĂšs souvent, ces petites agglomĂ©rations sont des poches de pauvretĂ© extrĂȘmes,💾 points de chute de gens venus de l’arriĂšre-pays ayant perdu leur gagne-pain. Elles sont aussi des lieux de migration et des foyers de tensions raciales provoquĂ©es par l’arrivĂ©e de migrants dans des endroits dĂ©jĂ  pauvres. Ces tensions sont en plus exacerbĂ©es encore davantage par les politiques populistes.

L’Initiative ne cherche pas Ă  exclure la dimension urbaine. On ne veut pas crĂ©er de fausse dichotomie : on ne veut pas dire que la situation ne touche que les rĂ©gions rurales ni que seules les rĂ©gions rurales comptent. Parce que, bien entendu, les dynamiques qui sous-tendent l’organisation et la mobilisation concernent l’espace rural aussi bien que l’espace urbain Ă  bien des Ă©gards. Nous voulons simplement corriger un dĂ©sĂ©quilibre que nous avons constatĂ© jusqu’à un certain point dans un dĂ©bat politique et public portant sur les consĂ©quences des nouveaux mouvements politiques en milieu urbain.

đŸ€š OĂč se situent l’architecture et le design dans tout ça❓

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Je ne suis pas professionnellement qualifiĂ© pour me prononcer sur l’architecture et le design, mais je pense que ces deux aspects posent des questions intĂ©ressantes. Ce qui compte, c’est que nous nous penchions sur la façon dont l’espace a Ă©tĂ© reconfigurĂ© par la mondialisation et le caractĂšre Ă©volutif des Ă©conomies spatiales. L’amĂ©nagement physique (mode de vie des gens entre eux et dans l’espace) peut avoir d’énormes rĂ©percussions sur la formation de milieux de vie, sur leur dimension politique, de mĂȘme que sur l’avĂšnement de nouvelles Ă©conomies et de nouvelles politiques. Le bĂątiment, l’espace et les relations crĂ©Ă©s ont une rĂ©elle importance.

Par exemple, dans certaines de ces petites villes, les travailleurs pauvres, migrants ou issus de minoritĂ©s ethniques sont physiquement sĂ©parĂ©s des autres rĂ©sidents qui vivent lĂ  parce qu’ils y coulent leurs vieux jours ou parce qu’ils y ont vĂ©cu toute leur vie. L’organisation spatiale Ă  elle seule, c’est-Ă -dire le tracĂ© des rues, l’emplacement des bĂątiments et leur type de construction, veut dire que c’est par l’urbanisme que naissent les milieux de vie. Et l’urbanisme nous a lĂ©guĂ© un hĂ©ritage historique qui peut engendrer les tensions et les politiques rĂ©trogrades d’aujourd’hui. Ces espaces n’ont pas Ă©tĂ© conçus pour de nouvelles formes d’économie ou de milieu intĂ©grĂ©. DĂ©construire l’histoire de la colonisation et l’espace urbain, la relation urbanitĂ©-ruralitĂ© pensĂ©e et Ă©laborĂ©e pour des rĂ©gions diffĂ©rentes pose des difficultĂ©s bien rĂ©elles.

Prenons un cas extrĂȘme : L’Afrique du Sud. Sa relation urbanitĂ©-ruralitĂ© fut crĂ©Ă©e sous l’apartheid, c’est-Ă -dire la sĂ©grĂ©gation des gens selon la race. Aujourd’hui, le grand dĂ©fi de ce pays, comme pour bien d’autres anciennes colonies (comme les États-Unis, le Canada et certaines rĂ©gions d’Europe), consiste Ă  dĂ©faire l’histoire et Ă  repenser l’espace, Ă  crĂ©er des formes de collectivitĂ©s plus Ă©mancipatrices, parce que l’hĂ©ritage du passĂ© gĂ©nĂšre des politiques cruelles, racialisĂ©es et parfois mĂȘme violentes qui se nourrissent de ces formes de populisme politique.

Alors, pour extrapoler, quelle forme prendrait une nouvelle vision de l’urbanisme? Que faudrait-il qu’il crĂ©e? Il devrait crĂ©er un espace civique oĂč peuvent se former des milieux de vie exempts de ces divisions entre les rĂ©sidents de longue date et les nouveaux arrivants. Cet urbanisme devrait Ă©liminer les sĂ©grĂ©gations raciales spatialement dĂ©finies qui s’observent Ă  tant d’endroits. Il devrait crĂ©er des espaces propices Ă  de nouvelles Ă©conomiques ancrĂ©es dans le local.

Partout dans le monde, l’agriculture commerciale et industrialisĂ©e a remodelĂ© les rĂ©gions rurales et les petites villes qui s’y trouvent. Mais d’autres formes d’économie collaborative Ă©mancipatrice sont aussi possibles. On parle, par exemple, des initiatives agroĂ©cologiques Ă  petite Ă©chelle, de nouvelles formes de souverainetĂ© alimentaire grĂące aux marchĂ©s locaux, de nouvelles formes de partage de biens communautaires nĂ©cessitant un espace commun et des interactions dans la collectivitĂ©. À ces Ă©conomies solidaires, opposĂ©es au populisme autoritaire, l’architecture et l’urbanisme peuvent servir de vecteur. Ces Ă©conomies peuvent aussi s’appuyer sur de nouvelles technologies de l’information Ă  code source libre, sur l’urbanisme radical, ainsi de suite.

On le constate partout dans le monde. À certains endroits en Europe, les contrecoups de l’austĂ©ritĂ© Ă©conomique ont donnĂ© lieu Ă  de nouvelles formes florissantes d’économie locale, mues par les jeunes connectĂ©s par des moyens nouveaux et diffĂ©rents, en rĂ©gions urbaines et rurales. Il faut Ă©tendre l’expĂ©rience Ă  d’autres rĂ©gions rurales et Ă  d’autres petites villes, dĂ©velopper de nouvelles formes Ă©mancipatrices d’économie urbaine et rurale. Et je pense que c’est une dimension hyper intĂ©ressante Ă  expĂ©rimenter : penser Ă  l’urbanisme sous un angle politique, penser Ă  crĂ©er des espaces d’émancipation, faire contrepoids aux formes autoritaires du populisme, ramener l’espace et l’économie Ă  l’échelle de l’individu de maniĂšre transformatrice.

À prĂ©sent, le dĂ©fi, c’est de trouver ces nouvelles expĂ©rimentations prometteuses en cours et d’arriver Ă  les reproduire pour neutraliser l’emprise des politiques rĂ©trogrades. S’attaquer aux conflits en passant par l’uranisme crĂ©atif, c’est essentiel. Par exemple, lĂ  oĂč il y a des conflits fondamentaux ou des conflits entre ceux qui travaillent et ceux qui ne travaillent pas, entre les jeunes et les personnes ĂągĂ©es ou entre ceux qui se sentent chez eux depuis toujours et les nouveaux arrivants. C’est aussi penser Ă  la façon dont les nouvelles Ă©conomies et les nouveaux amĂ©nagements du territoire (de nouvelles formes d’architecture et d’urbanisme) peuvent rĂ©ellement engendrer de nouvelles relations dynamiques dans les rĂ©gions rurales et les petites villes.

đŸ€š Les architectes, mĂȘme si leurs intentions sont bonnes, ne se laissent pas toujours guider par l’intĂ©rĂȘt des rĂ©sidents. Ceux qui vivent dans des rĂ©gions rurales soumises Ă  l’influence des intĂ©rĂȘts corporatifs pourraient Ă  juste titre se mĂ©fier des urbanistes citadins se montrant tout Ă  coup intĂ©ressĂ©s par le rural❓

đŸ™‹đŸ»â€â™‚ïžđŸ’Ź

Le problĂšme que vous soulevez au sujet des urbanistes et des architectes n’a rien de bien diffĂ©rent de celui qui touche n’importe quel professionnel se penchant sur ces questions. Mais je crois que si plus de gens s’engagent envers un changement Ă©mancipateur et transformationnel, il faudra aligner nos savoir-faire sur nos politiques, ce qui implique de crĂ©er des alliances dans des lieux propices au changement.

Notre Initiative, et c’est un Ă©lĂ©ment important, n’est pas qu’une simple alliance entre des universitaires Ă©voluant dans leur bulle. C’est une alliance avec des gens qui travaillent sur le terrain dans des rĂ©gions rurales, y compris ceux qui Ɠuvrent dans les mouvements sociaux, les militants, etc. Parvenir Ă  une telle alliance est crucial. Et crucial parce qu’elle nous permet de tester nos hypothĂšses sur ce que devrait ĂȘtre le monde, de mettre Ă  l’épreuve nos idĂ©es sur l’objet de nos interventions et leurs mĂ©thodes et de mieux ancrer notre approche dans les mouvements eux-mĂȘmes. Les agronomes travaillant avec les mouvements agroĂ©cologiques, les environnementalistes travaillant sur la question des changements Ă©cologiques ou les urbanistes et architectures rĂ©inventant l’espace urbain et rural, tous jouent leur rĂŽle en collaboration avec les autres. Et nous avons devant nous un dĂ©fi de taille. L’univers politique Ă©volue Ă  grands pas, et il ne faudrait pas voir naĂŻvement la montĂ©e du populisme autoritaire et de sa base politicoĂ©conomique. Nous sommes confrontĂ©s Ă  une restructuration de l’économie et de la politique alimentĂ©e par une nĂ©olibĂ©ralisation mondialisĂ©e. C’est d’une portĂ©e incroyable, doublĂ©e d’une forme de politiques populistes rĂ©trogrades et marquĂ©es par l’autoritarisme qu’on justifie pour le bien « de tous », mais qui servent en fait les intĂ©rĂȘts des grandes entreprises. Il faut reconquĂ©rir cet espace, ce qui demande de nouvelles expĂ©riences, en urbanisme et en architecture entre autres, qui montrent le potentiel de l’émancipation et de la transformation.

Nous devrions nous mobiliser Ă  travers tous les horizons professionnels; regrouper les urbanistes, les architectes, les acteurs des diffĂ©rents mouvements et ceux qui tentent de changer les choses sur le terrain. C’est en rĂ©ussissant Ă  convaincre les gens et en changeant les conditions sur le terrain que nous arriverons vraiment Ă  affronter le populisme autoritaire. Le changement par la voie des urnes n’est qu’une avenue possible. Il peut aussi se faire en repensant et en rĂ©inventant nos façons de faire sur le terrain.

â‘€ SCHÉMAS✔ DE MISES EN COMMUN👀

10 août 2020

Niklas Fanelsa

Cet essai est le deuxiĂšme volet d’une sĂ©rie de trois articles de Niklas Fanelsa produits dans le cadre de Patterns of Rural Commoning, son projet pour le programme de commissaires Ă©mergents.

Signe de congé dans la campagne des Yorkshire Dales

À la fin du XIXe siĂšcle, de petites collectivitĂ©s, comme Obstbaukolonie Eden (la colonie du verger d’Éden) prĂšs de Berlin et Monte VeritĂ  prĂšs d’Ascona, s’établissent dans la campagne allemande et suisse. S’inscrivant dans un vaste mouvement visant Ă  changer le mode de vie, ces communautĂ©s forment des systĂšmes autosuffisants fondĂ©s sur des rĂšgles de propriĂ©tĂ© et de production collectives en Ă©troite relation avec la nature et en opposition aux courants de matĂ©rialisme et d’urbanisation liĂ©s Ă  l’industrialisation. Ces groupes repensent les composantes de l’existence collective, de l’éducation Ă  l’habillement, de la place des femmes dans la sociĂ©tĂ© Ă  l’adoption d’une alimentation vĂ©gĂ©talienne. Ils ne sont pas isolationnistes pour autant, diffusant leurs idĂ©es Ă  un public plus large. La colonie du verger d’Éden publie des revues et conçoit une gamme de produits vĂ©gĂ©taliens, laquelle donnera plus tard naissance Ă  la chaĂźne de supermarchĂ©s biologiques Reformhaus. CongrĂšs, invitĂ©s internationaux prestigieux et nouveaux formats Ă©ducatifs – comme l’école estivale de danse de Rudolf von Laban – sont au cƓur de l’ñme culturelle et artistique de Monte VeritĂ . Ces communautĂ©s Lebensreform connaissent leur apogĂ©e dans les annĂ©es 1920 et aujourd’hui, un siĂšcle plus tard, on voit de tels projets utopiques fleurir Ă  nouveau, mĂȘme s’ils ont pris une dimension nouvelle.

Les limites de notre Ă©conomie nĂ©olibĂ©rale mondialisĂ©e, qui repose sur l’extraction de ressources naturelles non renouvelables, ont contribuĂ© Ă  crĂ©er un fort dĂ©sir pour un virage sociĂ©tal, en particulier pour ce qui touche Ă  nos activitĂ©s et habitudes quotidiennes. Des crises comme la rĂ©cente pandĂ©mie de COVID-19 mettent en relief la fragilitĂ© de nos modes de vie, dĂ©pendants de vols Ă  bas prix et de la production non locale de biens. La concentration du capital mondial dans les zones urbaines en expansion rend les villes plus chĂšres et moins attrayantes; de plus en plus de gens aspirent Ă  un style de vie plus simple dans des collectivitĂ©s plus modestes.

ParallĂšlement, on voit se dĂ©liter le paradigme de la ville vue comme l’unique environnement de crĂ©ativitĂ©. La campagne est maintenant un espace de potentiel, offrant des terres abordables et une proximitĂ© avec les modes de production indispensables Ă  la vie. Les gens y viennent en quĂȘte d’activitĂ©s enrichissantes, au-delĂ  des sphĂšres collaboratives de la professionnalisation. De nouvelles communautĂ©s se constituent en milieu rural : beaucoup n’ont pas d’idĂ©ologie bien ancrĂ©e, mais la plupart cherchent Ă  cultiver une vie meilleure. Nombre d’entre elles conservent des liens Ă©troits avec un centre urbain, dans le but de recrĂ©er le contact perdu entre ville et campagne. Dans un avenir proche, il sera de plus en plus important d’inventer de nouvelles maniĂšres de vivre et de travailler en mettant en Ɠuvre des schĂ©mas de fonctionnement favorisant des systĂšmes rĂ©gĂ©nĂ©ratifs inscrits dans un cadre local.

Dans son ouvrage L’espoir de Pandore, Bruno Latour s’associe Ă  un groupe de chercheurs en Amazonie et rĂ©flĂ©chit sur leurs constatations. Il relĂšve Ă  quel point les observations sur le terrain des conditions pĂ©dologiques sont replacĂ©es dans des contextes discursifs plus larges Ă  travers le concept de rĂ©fĂ©rence circulante : les donnĂ©es recueillies en un endroit prĂ©cis se transforment, sous l’effet d’une sĂ©rie d’opĂ©rations scientifiques, en graphiques et textes abstraits, lesquels peuvent ĂȘtre communiquĂ©s Ă  des interlocuteurs internationaux. Dans ce processus de diffusion, la rĂ©fĂ©rence conserve un lien avec son Ă©tat antĂ©rieur; cependant, cet Ă©tat originel a nĂ©cessairement perdu de son contenu initial pour pouvoir offrir une comparaison avec d’autres contextes.

S’il prend racine dans mes expĂ©riences de la campagne allemande et japonaise, ce projet curatorial se nourrit des mouvements actuels dans le contexte rural mondial. Il s’intĂ©resse Ă  ces mouvements sous l’angle du dĂ©veloppement de modĂšles remarquables nĂ©s d’observations portant sur trois sujets : l’artisanat, l’alimentation et les matĂ©riaux. L’élaboration de modĂšles Ă  partir de contextes multiples permet des Ă©noncĂ©s plus larges : un modĂšle s’appuie dans sa structure sur des constats particuliers, et chaque modĂšle peut ensuite se rapporter Ă  d’autres. Dans le cadre de ce processus, de tels schĂ©mas peuvent s’appliquer Ă  une variĂ©tĂ© de contextes, d’échelles et de pĂ©riodes. Le modĂšle devient un outil productif pour l’analyse des situations qui sont les nĂŽtres, la comprĂ©hension des prĂ©cĂ©dents historiques et la construction d’avenirs possibles. Voici quelques exemples d’observations tirĂ©es de la campagne avec lesquel je propose de commencer :

Une nouvelle vie pour de vieux bĂątiments

Niklas Fanelsa, dessin d‘“Une nouvelle vie pour de vieux bĂątiments,” 2020. © Niklas Fanelsa

Dans de nombreux villages ruraux, j’ai pu constater la prĂ©sence de vieux bĂątiments inoccupĂ©s. Leur prĂ©sence et leur piĂštre Ă©tat de prĂ©servation ont diffĂ©rentes causes : ils sont devenus trop coĂ»teux Ă  rĂ©nover ou Ă  entretenir, le style de vie qui leur est attachĂ© ne convenait pas Ă  leurs propriĂ©taires, ils traĂźnent avec eux une mauvaise rĂ©putation ou encore, tout simplement, Ă  moindre effort, une nouvelle maison offrira plus de confort. Ces bĂątiments sont vus comme autant d’occasions Ă  saisir par les nouveaux habitants de ces villages provenant de la ville, lesquels cherchent un endroit oĂč s’établir pour dĂ©marrer une nouvelle vie ou activitĂ©. Ces nouveaux venus ont conscience du potentiel intrinsĂšque de telles constructions, souvent situĂ©es au centre du village, et rĂ©utilisent ces structures pour de nouveaux concepts programmatiques et modĂšles d’entreprise en lien tant avec le village qu’avec leur rĂ©seau personnel en ville. Une ancienne Ă©glise Ă  Saint-Adrien, au QuĂ©bec, se transforme en magasin coopĂ©ratif et en studio d’enregistrement; une vieille salle de spectacle Ă  Kamiyama, au Japon, s’ouvre sur le village, accueillant des performances d’artistes du monde entier; et une grange Ă  Gerswalde est rĂ©utilisĂ©e comme bureau d’étĂ© et espace de projet. Avec ce concept, les nouveaux habitants prĂ©servent les formes bĂąties existantes tout en diversifiant leur usage et apportant une vie nouvelle dans le village.

Construction hybride

Niklas Fanelsa, dessin de “Construction hybride,” 2020. © Niklas Fanelsa

Traditionnellement, la transition entre nature sauvage et paysage culturel a commencĂ© avec les efforts continus dĂ©ployĂ©s par une collectivitĂ© d’agriculteurs et l’entretien quotidien du territoire. La construction de bĂątiments faisait partie intĂ©grante de ce travail collectif de conservation. Aujourd’hui, cette approche se retrouve dans la maniĂšre dont les utilisateurs de ces bĂątiments prolongent leur vie. Souvent, des matĂ©riaux rĂ©cupĂ©rĂ©s de maisons anciennes sont employĂ©s pour la restauration de constructions existantes. De nombreuses structures sont rĂ©amĂ©nagĂ©es par leurs propriĂ©taires, puis progressivement agrandies. Des voisins apportent leur aide, proposant savoir et ressources matĂ©rielles, contribuant ainsi Ă  un systĂšme local complexe d’échanges de services. Par exemple, le propriĂ©taire d’une maison Ă  Gerswalde s’est servi de l’argile excavĂ©e d’un autre chantier de construction pour en enduire ses murs intĂ©rieurs.

Produits locaux

Niklas Fanelsa, dessin de “Produits locaux,” 2020. © Niklas Fanelsa

Partout Ă  la campagne au Japon, j’ai trouvĂ© des produits locaux sans Ă©quivalent, vĂ©ritables fruits de leur terroir, de ses modes particuliers de production et des matĂ©riaux que l’on y trouve. Les aliments cultivĂ©s ou produits localement et les objets artisanaux (lĂ©gumes, produits laitiers, piĂšces d’ameublement
) ont de plus en plus gagnĂ© en popularitĂ© auprĂšs des consommateurs des rĂ©gions voisines. Des grands magasins proposent ces produits rĂ©gionaux Ă  leur clientĂšle. Leur production n’est pas seulement source de revenu, mais aussi le point de dĂ©part pour une nouvelle Ă©conomie et une nouvelle identitĂ© locales. La recherche de produits rĂ©gionaux permet de lever le voile sur des savoir-faire et ressources matĂ©rielles qui pourront ĂȘtre utilisĂ©s pour d’autres projets.

VĂȘtements de travail

Niklas Fanelsa, dessin de “VĂȘtements de travail,” 2020. © Niklas Fanelsa

J’ai constatĂ© qu’il existe un lien Ă©troit, en milieu rural, entre les habitants et leur environnement extĂ©rieur immĂ©diat et que le passage des saisons se reflĂšte dans leur habillement. Chemises et pantalons amples assurent un meilleur confort et une bonne ventilation par les chaudes journĂ©es d’étĂ©. Des matĂ©riaux comme le coton et le lin naturels, utilisĂ©s traditionnellement pour les vĂȘtements de travail Ă  la campagne, sont repris par de jeunes tailleurs dans des coupes contemporaines, et des piĂšces Ă  motifs plus simples conviennent Ă  une production domestique. En hiver, un manteau Ă  coupe large en feutre de laine biologique tient bien au chaud, et un tel matĂ©riau a juste besoin d’ĂȘtre aĂ©rĂ© pour son nettoyage. Les palettes de couleur sont influencĂ©es par les ressources disponibles localement pour une teinture naturelle, comme les noix et les pommes de pin dans le nord-est de l’Allemagne.

Repas communautaires

Niklas Fanelsa, dessin de “Repas communautaires,” 2020. © Niklas Fanelsa

Le style de vie Ă  la campagne est beaucoup plus liĂ© Ă  la production et Ă  la consommation collectives des aliments que celui de la ville. J’ai participĂ© Ă  des repas oĂč des groupes importants de personnes se rĂ©unissaient pour manger et discuter, Ă©changer des idĂ©es et passer un agrĂ©able moment. Partout dans le monde, des recettes ont pour base des produits locaux. Une salade peut ĂȘtre composĂ©e Ă  partir de plantes sauvages comestibles cueillies dans une prairie Ă  proximitĂ©. Les lĂ©gumes de saison sont fraĂźchement rĂ©coltĂ©s et combinĂ©s Ă  des produits rĂ©gionaux. Ces repas sont l’occasion de rencontres inattendues, d’échanges d’informations sur la vie au village et de rĂ©flexions collectives sur des projets Ă  venir.

Coopératives agricoles régionales

Niklas Fanelsa, dessin de “CoopĂ©ratives agricoles rĂ©gionales,” 2020. © Niklas Fanelsa

Aujourd’hui, l’essentiel de la production alimentaire a Ă©tĂ© industrialisĂ© par des entreprises agricoles financĂ©es par l’État et opĂ©rant Ă  un niveau mondial, et c’est sans doute en rĂ©action que l’on voit un dĂ©sir de plus en plus fort d’exploitation plus rĂ©gionale et plus soucieuse de l’environnement. Des rĂ©seaux de producteurs locaux ont vu le jour, dĂ©veloppant des modĂšles ascendants indĂ©pendants de ceux existants. Les exploitations agricoles soutenues par la communautĂ© rĂ©pondent aux besoins des mĂ©nages dans les villes voisines en leur fournissant chaque semaine des lĂ©gumes frais et des produits maison. Le consommateur ne paie pas pour chaque fruit ou lĂ©gume individuellement, mais plutĂŽt pour un panier qui lui est livrĂ©, ce qui permet une proximitĂ© plus grande avec les rĂ©alitĂ©s de la saisonnalitĂ© agricole. Les produits sont distribuĂ©s Ă  un point de chute central, souvent un centre communautaire ou un magasin rĂ©gional. J’ai aussi observĂ© que les mĂ©nages participants sont parfois invitĂ©s Ă  donner de leur temps sur une ferme ou Ă  passer leurs vacances dans un gĂźte agricole. Certaines fermes proposent Ă©galement un lieu de sĂ©minaire qui accueille des ateliers traitant d’agriculture biologique, de biodiversitĂ© ou de cuisine. Les fermes entretiennent en outre des liens Ă©troits avec des restaurants en ville qui mettent de l’avant la production fraĂźche et locale.

Ateliers

J’ai le projet de faire vivre plus de rĂ©cits personnels, de graphiques et de modĂšles dans le cadre d’une sĂ©rie d’ateliers oĂč interviendront trois experts sur les thĂ©matiques de l’artisanat, de l’alimentation et des matĂ©riaux. Au cours de ces ateliers d’une journĂ©e et d’un Ă©vĂ©nement de clĂŽture, les participants seront en contact direct avec un environnement local, ses rĂ©seaux et ses qualitĂ©s esthĂ©tiques. Nous dĂ©couvrirons la campagne et son potentiel de dĂ©veloppement d’activitĂ©s communes, tissant de possibles trames pour une nouvelle sociĂ©tĂ©. Avec l’appui de l’espace local de projet löwen.haus, le premier volet de cette sĂ©rie se tiendra en Allemagne rurale, Ă  Gerswalde (Brandebourg), du 4 au 6 septembre 2020.

Part 1: Craft

Part 2: Food

Part 3: Material

â‘„ ARCHITECTES EN đŸŒ± AGRICULTURE👀

1 juin 2018

Corinna Anderson

« Emancipatory Rural Politics: Confronting Authoritarian Populism », publiĂ© l’annĂ©e derniĂšre dans The Journal of Peasant Studies, proposait un agenda pour la recherche, le dĂ©bat et l’action. RĂ©cemment, David Huber s’est entretenu avec l’un des coauteurs de celui-ci, Ian Scoones, professeur Ă  l’Institute of Development Studies de l’University of Sussex et membre de l’équipe de coordination de le Emancipatory Rural Politics Initiative.

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1ïžâƒŁ H. J. Urry & Son. Tubar Cattle Crushes (document des dossiers de projet Westpen),s.d. Fonds Cedric Price, CCA.

En mars 1977, l’architecte Mark Palmer, de Cedric Price Architects, Ă©bauche une liste de questions en rĂ©ponse Ă  un nouvel Ă©noncĂ© de projet. Parmi celles-ci : « Qui assure la tonte et quand? », « Vous arrive-t-il de tondre et de traiter contre les parasites? » et aussi « Les installations de pesage pour les bovins pourraient-elles servir aux moutons? ». Alistair McAlpine – collecteur de fonds pour le Parti conservateur, ami proche de Margaret Thatcher et hĂ©ritier de la fortune McAlpine amassĂ©e dans l’industrie de la construction – a chargĂ© l’équipe de Price de travailler Ă  l’amĂ©nagement de sa rĂ©sidence du Hampshire, la West Green House, en ferme bovine et ovine fonctionnelle. C’est Ă  McAlpine que Palmer adresse ses questions sur l’élevage animal, dans un effort de bonne foi pour comprendre les modalitĂ©s de base de son fonctionnement. Flux optimal des bestiaux et moutons, relations entre utilisateurs et diffĂ©rentes espĂšces : tout cela serait abordĂ© comme une question de design 1ïžâƒŁ

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2ïžâƒŁ Bruce Brockway. FBIC Report: Planning a sheep handling unit (document des dossiers de projet Westpen), 1975. Fonds Cedric Price, CCA.

Ces installations de manipulation du bĂ©tail, que Price appelle « Westpen » constituent une raretĂ© : un Ă©noncĂ© de projet agricole pour une agence d’architecture. Le projet d’ensemble, 2ïžâƒŁ le « Westgreen Amalgam », sĂ©ries d’interventions paysagĂšres, s’inscrit pour l’essentiel dans la tradition du domaine rural anglais, avec plusieurs voliĂšres, un Ă©tang, un pont Ă  bascule et un labyrinthe. Westpen a Ă©tĂ© pensĂ© pour accueillir des cages de contention des bovins et de traitement des ovins pour un troupeau de vaches blanches anglaises et un cheptel de moutons noirs de Saint-Kilda. Le projet ne sera jamais rĂ©alisĂ©, bien que Price ait finalement produit une multitude de dessins conceptuels et techniques, ainsi qu’ une maquette magnifiquement peinte, complĂšte avec parties amovibles et figurines plastiques pour expliquer le fonctionnement. Dans le cadre de l’élaboration du projet, l’architecte va appliquer Ă  l’élevage les principes de design qu’il utilise d’habitude pour les gens, s’intĂ©ressant en premier lieu Ă  l’éventail de produits disponibles.

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3ïžâƒŁ Farm Buildings Information Centre (document des dossiers de projet Westpen),s.d. Fonds Cedric Price, CCA. 4ïžâƒŁ Poldenvale Ltd. The Livestock Handlers Are Here, (document des dossiers de projet Westpen),s.d. Fonds Cedric Price, CCA.

Et la gamme est immense en la matiĂšre. L’écosystĂšme de l’équipement agricole, plutĂŽt invisible pour l’architecte moyen, comprend une foule de petites entreprises et de conglomĂ©rats plus importants, souvent de propriĂ©tĂ© et d’exploitation familiale, quadrillant l’ensemble du Royaume-Uni Price va avoir accĂšs Ă  cet univers grĂące au Farm Buildings Information Centre (FBIC), un organisme sans but lucratif ayant son siĂšge social au National Agricultural Centre Ă  Stoneleigh, dans le Warwickshire1. Avec l’annuaire que l’association Ă©dite, l’agence de Price trouve un certain nombre de fabricants susceptibles de l’aider Ă  rĂ©unir du matĂ©riel nĂ©cessaire Ă  l’élevage des bovins et ovins.3ïžâƒŁ Mark Palmer essuie plusieurs refus avant de faire la connaissance de C.S.J. Sparkes de Poldenvale, Ltd.4ïžâƒŁ Dans une lettre de trois pages datĂ©e du 14 septembre 1977, Sparkes explique aux architectes londoniens les principes de base de la gestion du bĂ©tail. Ces derniers ont dĂ©jĂ  confectionnĂ© des graphiques sur les allĂ©es et venues des animaux dans l’enclos, essayant de combiner deux programmes d’ordinaire distincts (moutons et bovins) en une mĂȘme structure permanente. Le rĂ©sultat, qui fait appel Ă  des portes, clĂŽtures et Ă©quipement de manutention fabriquĂ©s par Poldenvale, ainsi qu’à des matĂ©riaux recyclĂ©s comme des traverses de chemin de fer, est Ă  mi-chemin entre terrassement et cour de ferme. Certains aspects des concepts prĂ©liminaires de Price donnent Ă  rĂ©flĂ©chir Ă  Sparkes. « Bien que d’un point de vue pratique, je ne voie aucune utilitĂ© au puits en dur, Ă©crit-il, je dois convenir que pour des raisons d’esthĂ©tique ou autres, vous puissiez trouver que cet Ă©lĂ©ment est nĂ©cessaire Ă  l’unitĂ©2. » Mark Palmer rĂ©pond avec gratitude. Les points soulevĂ©s par Sparkes « se sont avĂ©rĂ©s prĂ©cieux », et l’agence espĂšre le consulter Ă  nouveau pour d’autres conseils en cours de processus.

Price accorde une importance toute particuliĂšre au marchĂ©, convaincu que les architectes doivent prĂȘter attention aux dĂ©sirs des gens ordinaires, et que les achats en sont un bon indicateur. Mais les effets du marchĂ© sur la campagne anglaise font Ă  l’époque quelque peu controverse. La prolifĂ©ration de petites entreprises de fournitures dans l’Angleterre des annĂ©es 1950 et 1960 suit une mĂ©canisation intense de la production agricole aprĂšs la guerre. Alors que la machinerie finit par excĂ©der les capacitĂ©s des bĂątiments de ferme traditionnels, le gouvernement rĂ©oriente la technologie militaire vers la production alimentaire en temps de paix3. L’Agricultural Land Service conçoit un bĂątiment agricole multifonctionnel avec des composantes en bĂ©ton prĂ©fabriquĂ© qui peuvent accueillir des portĂ©es de 4,5 mĂštres Ă  prĂšs de 20, beaucoup plus que les charpentes en bois traditionnelles. Les fabricants privĂ©s vont adopter ce modĂšle et le dĂ©velopper. Dans tout le Royaume-Uni, la ferme familiale change de forme et, avec elle, change le paysage. L’assemblage des bĂątiments prĂ©fabriquĂ©s et de l’équipement fournis par Poldenvale, Stow et d’autres sociĂ©tĂ©s nĂ©cessite peu d’expertise professionnelle. Ces entreprises produisent des bulletins, des lettres d’information et du matĂ©riel promotionnel, ainsi que des listes de prix qui changent sans cesse4. L’environnement rural bĂąti est commandĂ© en piĂšces dĂ©tachĂ©es dans leurs pages. Les bĂątiments de ferme traditionnels, fabriquĂ©s selon les mĂ©thodes rurales artisanales traditionnelles que ces nouveaux remplacent, sont laissĂ©s vides, servent pour l’entreposage, sont convertis en lieux d’habitation ou tombent en ruine. Avec leur dĂ©clin, c’est une certaine idĂ©e esthĂ©tique du traditionalisme Ă  l’anglaise qui se trouve menacĂ©e.

Les nouveaux bĂątiments de ferme, avec leurs parements d’amiante ondulĂ©s et leurs joints grossiers, sont vus autant comme un affront Ă  l’ordre ancien qu’au bon goĂ»t moderne. Ils sont dĂ©criĂ©s par les architectes, le seul dĂ©saccord Ă©tant oĂč jeter le blĂąme. La profession elle-mĂȘme n’est pas sans responsabilitĂ©s, affaiblis par le marasme Ă©conomique et la raretĂ© des emplois qui en dĂ©coule. Les architectes ne proposent pas d’alternatives inspirantes. Certains plaident pour un « nouveau vernaculaire » qui pourrait rĂ©pondre aux besoins du temps; l’heure est venue d’un style agro-architectural5. La propension, sous-tendue par des impĂ©ratifs de profit, de l’agriculteur Ă  « profaner sans le vouloir la campagne » avec ces nouvelles constructions est le sujet d’un dĂ©bat enflammĂ© dans l’Architects’ Journal6.

Un fermier en colĂšre du nom de Donald Pasfield polĂ©mique : « S’il y a bien quelque chose dont les agriculteurs ont moins besoin qu’une gifle en plein visage, c’est bien d’architectes agricoles tout puissants ».

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5ïžâƒŁ FBIC: Farm Buildings and Equipment Directory (document des dossiers de projet Westpen), s.d. Fonds Cedric Price, CCA. 6ïžâƒŁ System-dipping for the Small Flock Farmer (document des dossiers de projet Westpen), s.d. Fonds Cedric Price, CCA.

L’Architects in Agriculture Group (AIAG) se constitue en 1974 pour rĂ©pondre Ă  cette problĂ©matique de la dĂ©gradation du paysage rural. MenĂ© par l’architecte John Weller, ce groupe d’intĂ©rĂȘt particulier du RIBA publie des cahiers hors sĂ©rie et organise des ateliers et des Ă©vĂšnements liĂ©s au rĂŽle de l’architecture dans une campagne anglaise en pleine Ă©volution7. Lors de son sĂ©minaire de 1977, intitulĂ© « Tourisme agricole. D’un usage rĂ©crĂ©atif des bĂątiments de ferme », le groupe milite pour la conservation des bĂątiments de ferme en leur trouvant de nouvelles vocations qui les rendraient rentables dans la nouvelle et prometteuse Ă©conomie des loisirs, les reconvertissant en attractions touristiques. Dans d’autres Ă©crits, ses membres dĂ©fendent le rĂŽle de l’architecte comme consultant dans le processus de prĂ©fabrication. 5ïžâƒŁ6ïžâƒŁ L’AIAG se montre hostile envers les produits prĂ©fabriquĂ©s existants. « Le design moderne est rarement Ă  la hauteur quand on le compare Ă  la qualitĂ© de la construction traditionnelle. Il est seulement le reflet d’exigences industrielles basĂ©es sur la recherche du moindre coĂ»t8 ». Bien que conservateur dans son approche, l’AIAG ne rĂ©clame pas un retour au passĂ© (aprĂšs tout, les architectes ne se sont jamais vĂ©ritablement impliquĂ©s dans l’architecture rurale). Il cherche plutĂŽt Ă  façonner une nouvelle utilitĂ© Ă  tout prix pour l’architecte dans ce paysage, soit Ă  travers la prĂ©servation des constructions existantes, soit par l’ajout de nouvelles de meilleure qualitĂ©.

La principale rĂ©crimination formulĂ©e par l’AIAG tient au fait que le nouveau paysage agricole se dessine hors du champ d’intervention de l’architecte, mais le marchĂ© n’offre guĂšre de solutions. Quand les architectes en viennent Ă  pallier eux-mĂȘmes l’absence de clients, certains problĂšmes pratiques se posent, et les clients pour des bĂątiments de ferme se font rares Ă  l’époque. Alistair McAlpine, indĂ©pendant de fortune et vaguement intĂ©ressĂ© par la chose agricole, peut se permettre d’engager son ami architecte Cedric Price par simple plaisir. Mais l’agriculteur moyen, quelles que soient ses prĂ©occupations sur l’aspect visuel de la campagne, peut difficilement s’offrir les services d’un consultant en design Ă  mĂȘme ses dĂ©penses de fonctionnement. Weller et l’AIAG vont donc se tourner vers les acteurs Ă©tatiques. Leur manifeste Official Architects Serving Architecture—An Appraisal, de 1977, demande au ministĂšre de l’Agriculture, des ForĂȘts et des PĂȘcheries de crĂ©er une direction du paysage et de l’environnement bĂąti. Ils rĂ©clament, entre autres choses, que des « architectes indĂ©pendants travaillent Ă  des normes nationales en matiĂšre de conception de bĂątiments agricoles [et que] les constructeurs de bĂątiments prĂ©fabriquĂ©s emploient des architectes pour la conception des prototypes ». ConfrontĂ©s Ă  un systĂšme « clĂ©s en main » fonctionnant sans besoin Ă©vident d’architectes, ils cherchent Ă  rĂ©introduire ces derniers dans la chaine d’approvisionnement. Pour ce faire, il leur faut dĂ©terminer quelles qualitĂ©s irremplaçables l’architecte apporte avec lui.

Quelles sont ces qualitĂ©s? Pour J. N. White, directeur adjoint du Design Council, la qualitĂ© la plus utile de l’architecte est sa capacitĂ© Ă  trouver un point d’équilibre entre des exigences contradictoires. Dans un discours prononcĂ© en 1968 Ă  la Royal Society of the Arts, il dĂ©finit sous les termes de « fonction » et « agrĂ©ment » les deux attentes que l’on a envers la campagne anglaise, deux demandes antagonistes bien connues des designers. Par fonction, il entend les nĂ©cessitĂ©s de l’utilitĂ© et de l’économie, la voie la plus efficace pour rĂ©soudre le problĂšme. À l’échelle du pays, la fonction est la dĂ©cision basĂ©e sur des considĂ©rations budgĂ©taires pour produire un bĂątiment (n’importe quel bĂątiment) fonctionnel pour les besoins de la production et du profit.

Si la fonction prĂ©sente des avantages Ă  court terme, l’agrĂ©ment apporte « une ample satisfaction, inscrite dans la durĂ©e ».

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7ïžâƒŁ Cedric Price. Plan du site montrant les zones de l’amalgame Westgreen, West Green House, Hartley Wintney, Hampshire, Angleterre, entre 1977 et 1979. Fonds Cedric Price, CCA.

Les sentiments d’intendance et de fiertĂ© nationale que Weller et ses collĂšgues Ă©prouvent envers l’Angleterre rurale sont de cet ordre, portĂ©s par un intĂ©rĂȘt plus profond pour la qualitĂ© de l’environnement et, peut-ĂȘtre, la qualitĂ© de vie dans ce milieu. Sparkes, avec son commentaire sur les raisons « d’esthĂ©tique ou autres » qui poussent Price Ă  quelques excentricitĂ©s conceptuelles, illustre l’autre tendance : celle d’une mentalitĂ© rĂ©solument fonctionnelle. Dans la logique de White, l’agriculture a besoin des architectes parce que « [
] c’est par une conception Ă©clairĂ©e que les exigences de fonction et d’agrĂ©ment peuvent ĂȘtre conciliĂ©es10 ».7ïžâƒŁ Les compĂ©tences particuliĂšres de l’architecte l’outillent pour nĂ©gocier ce compromis entre les diffĂ©rentes sources de pressions.

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8ïžâƒŁ Cedric Price. SchĂ©ma de dessin des bovins et des moutons pour Westpen, West Green House, Hartley Wintney, Hampshire, Angleterre, entre 1977 et 1979. Fonds Cedric Price, CCA.

La solution imaginĂ©e par Price pour le domaine rural de McAlpine ne regarde pas Ă  la dĂ©pense. L’architecte va rĂ©aliser deux maquettes complexes pour le Westgreen Amalgam : l’une d’une voliĂšre ajustable, partiellement rĂ©alisĂ©e in situ, et une de Westpen.8ïžâƒŁ Cette derniĂšre maquette est mobile, avec divers agencements pour montrer les diffĂ©rentes utilisations possibles du site. Les animaux sont contrĂŽlĂ©s par une sĂ©rie de portes, couloirs, barriĂšres et « cages de contention » (machines qui immobilisent le bĂ©tail pendant qu’on le marque ou qu’on le soigne). L’enclos peut servir aux moutons comme aux vaches Ă  diffĂ©rents moments, qui empruntent diffĂ©rents trajets; les barriĂšres Ă  la hauteur des bovins sont modifiĂ©es avec une barre supplĂ©mentaire pour les ovins. Un escalier et une plateforme permettent la supervision humaine. Plus de trente dessins schĂ©matiques vont ĂȘtre rĂ©alisĂ©s pour le projet, et une vaste rĂ©flexion touchant l’ensemble du domaine prend en compte l’histoire des lieux (200 ans) et des Ă©lĂ©ments prĂ©cis du paysage. Les dessins vont d’une esquisse montrant de maniĂšre abstraite les grands Ă©quilibres spatiaux et saisonniers d’Amalgam Ă  un diagramme de flux montrant les Ă©tapes de la progression des animaux dans l’enclos. Westpen figure le fonctionnement Ă  l’échelle rĂ©elle pour les animaux comme pour les hommes.

Et, touche finale, Westpen peut ĂȘtre converti pour des besoins moins industriels. Cherchant Ă  procurer « une satisfaction maximale aux observateurs/occupants, peu importe l’activitĂ© menĂ©e », Price fait une hybridation entre fonction productive et dimension rĂ©crĂ©ative. Pendant plusieurs jours de l’annĂ©e, des « moutons et bƓufs en particulier » seront tondus, traitĂ©s contre les parasites (avec une solution chimique pour prĂ©venir les maladies), pesĂ©s et par ailleurs maintenus en place et soignĂ©s. Le reste du temps, les clĂŽtures et les portes seront dĂ©montĂ©es, et les humains pourront piqueniquer et jouer autour du singulier monticule circulaire, dĂ©coupĂ© et verdoyant, le site de production devenant une folie pour les distractions humaines.

Peut-ĂȘtre une rĂ©ponse aux dĂ©bats suivis par Price en son temps sur les questions de loisirs et de productivitĂ©, cet exercice Ă©vite soigneusement le problĂšme de la crĂ©ation d’un « nouveau style agricole » pouvant agir en mĂ©diateur entre les diffĂ©rentes pressions qui s’exercent sur la campagne. Dans le projet de Price, le changement d’usage dans le temps permet une sĂ©paration harmonieuse entre les territoires de la fonction et de l’agrĂ©ment. En fait, malgrĂ© la confiance placĂ©e dans les architectes par White et Weller, rares sont ceux qui vont ĂȘtre attirĂ©s par cette tĂąche Ă©pineuse et compliquĂ©e de nĂ©gociation. Les efforts visant Ă  renforcer la prĂ©sence de l’architecte sur le terrain de la conception agricole ne tarderont pas Ă  diminuer, puis Ă  disparaitre; le second et dernier cahier hors sĂ©rie de l’AIAG, Information sources for the farm building designer, est publiĂ© en 1982. Que la vision de Weller d’une nouvelle perspective professionnelle en milieu rural pour les architectes se soit rĂ©vĂ©lĂ©e idĂ©aliste n’est nĂ©anmoins peut-ĂȘtre pas une surprise, le paysage professionnel Ă©tant dĂ©jĂ  passablement encombrĂ©.

Price va l’apprendre Ă  ses dĂ©pens lorsque, en juillet 1978, son bureau reçoit une facture de Sparkes pour la somme de 68,04 livres sterling. La surprise de Price est apparente dans sa rĂ©ponse au frais demandĂ© : « Telle pratique n’est certainement pas courante, et vous-mĂȘme ne l’avez jamais portĂ©e Ă  mon attention ». Il considĂ©rait Sparkes comme Ă©tant affiliĂ© au manufacturier, non comme un consultant dans une situation similaire Ă  sien. Comme l’explique Sparkes dans sa rĂ©ponse, il est un intermĂ©diaire que Price a involontairement embauchĂ© Ă  travers Poldenvale, C.S.J. & A.M. Sparkes Developments Ltd. Ă©tant sa propre entreprise qui « remplit diffĂ©rentes missions pour le compte de Poldenvale Ltd. et agit aussi directement comme spĂ©cialiste auprĂšs des clients de Poldenvale ». Ses services, qui comprennent les informations fournies par lettre et par tĂ©lĂ©phone, ainsi que la rĂ©alisation d’une carte dĂ©taillĂ©e, ne sont pas gratuits – tout comme un architecte n’effectuerait pas un tel travail gratuitement. Il assure Price que la facture sera annulĂ©e si Poldenvale reçoit commande des produits mentionnĂ©s. AprĂšs une pĂ©riode de silence, Price finit par payer.

⑩ L’APPRENTISSAGE đŸ« đŸ“âœïž EN DÉCOULE👀

8 juin 2018

Souvenirs d’étudiants

Une autre tradition d’éducation architecturale existe en dehors de la ville et des pĂ©dagogies circonscrites: des institutions peu orthodoxes qui sont elles-mĂȘmes des expĂ©riences de construction communautaire. Nous sommes entrĂ©s en contact avec d’anciens Ă©lĂšves de quatre de ces Ă©coles, pour essayer de dĂ©couvrir ce qui rend ces lieux si diffĂ©rents. Voici ce qu’ils nous ont racontĂ©.

Rural Studio

Talca

Taliesin

Black Mountain

Construction du pavillon du parc Perry Lakes par des étudiants de Rural Studio, comté de Perry, Alabama, 2002. Photographie de Timothy Hursley

Rural Studio raconté par Jennifer Bonner

À mon Ă©poque, de 2001 Ă  2003, il y avait 7 membres du personnel et du corps enseignant, 12 Ă©tudiants de 2e annĂ©e, 12 Ă©tudiants Ă  la maitrise et environ 6 Ă©tudiants inscrits au programme de rayonnement venus des quatre coins du monde. Il y avait aussi des dĂ©tenus qui aidaient les Ă©tudiants Ă  faire leur projet. C’était un contexte de mixitĂ© sociale. Comme il n’y avait Ă  peu prĂšs rien Ă  faire (pas de bon cafĂ©, pas de tĂ©lĂ© et une connexion Internet pourrie), on tuait le temps autour d’un feu de camp, en cuisinant ou en faisant un barbecue et en discutant tous les jours.

Pour faire sa maitrise comme Ă©tudiant au Rural Studio, il fallait Ă  l’époque remplir une demande papier en rĂ©pondant Ă  des questions bizarres du genre « Êtes-vous rĂ©publicain ou dĂ©mocrate? » ou « Marteau ou perceuse, que prĂ©fĂ©rez-vous? ». Avant de soumettre notre demande, mes camarades et moi avions contactĂ© les Ă©tudiants des cohortes prĂ©cĂ©dentes pour leur demander s’ils pouvaient nous mettre sur la piste de certains besoins, clients ou idĂ©es de projet. Certains d’entre eux nous ont suggĂ©rĂ© de parler au juge successoral de Marion, dans le comtĂ© de Perry. Il avait en tĂȘte un projet pour l’ancien parc de la Works Progress Administration, un lieu fermĂ© depuis prĂšs de dix ans. Il avait montĂ© un comitĂ© oĂč siĂ©geaient le maire, un commissaire du comtĂ©, un professeur de biologie et certains employĂ©s de l’office des pĂȘches de l’État. Rural Studio a acceptĂ© notre demande, et le comitĂ© est devenu notre client.

Nous avons amorcĂ© nos rĂ©unions avec le comitĂ© en prĂ©sentant aux membres notre proposition de concept, le budget et la façon de faire connaitre le projet au grand public. Les membres voulaient un pavillon, or, c’est connu, les pavillons sont des espĂšces d’objets prĂ©fabriquĂ©s vendus chez Home Depot. Donc, Ă©tudiants ambitieux que nous Ă©tions, on voyait bien plus grand. Nous nous sommes dit que nous allions construire une sĂ©rie de cinq structures : une toilette, un pont, un tour d’observation d’oiseaux, un pavillon et un quai de pĂȘche. Mais on s’est rendu compte qu’il fallait d’abord choisir stratĂ©giquement le type d’espace commun qu’il Ă©tait nĂ©cessaire de rouvrir au public. Et nous l’avons senti : le pavillon Ă©tait le bon espace. Il rĂ©gnait un climat de tensions sociales et raciales autour du Rural Studio. Cela dit, pour notre projet, c’était plutĂŽt l’inverse. Tout le monde travaillait ensemble pour le bien du projet. Au bout d’un moment dans un petit village, on finit par se mettre Ă  chercher les gens les plus Ă©clectiques et intĂ©ressants. VoilĂ  comment nous avons rencontrĂ© Mary Ward Brown, une Ă©crivaine qui faisait dans la fiction et qui a vĂ©cu toute sa vie dans le comtĂ© de Perry. Nous avons commencĂ© Ă  passer du temps avec elle, Ă  en apprendre sur ses Ă©crits et Ă  lui parler de notre projet. Un jour, alors qu’on essayait de dĂ©cider quels matĂ©riaux utiliser pour le pavillon, elle nous lance : « Ah mais, j’ai un bosquet de cĂšdres plus loin sur la route et je serais trĂšs heureuse de vous le donner. Il faudra tous les couper. » Et donc nous sommes partis avec nos tronçonneuses et nous avons coupĂ© des dizaines d’arbres. Nous les avons ramenĂ©s Ă  un type Ă  Greensboro, en Alabama, qui avait une machine Ă  bois pour qu’il coupe les buches en planches. Tout le plancher du pavillon, qui fait environ 110 mÂČ, est de ce cĂšdre qui provient du fourrĂ© de Mary Ward Brown, Ă  littĂ©ralement un kilomĂštre et demi du site.

AprĂšs avoir terminĂ© mon projet de maitrise, je suis restĂ©e l’annĂ©e scolaire d’aprĂšs comme enseignante. J’avais le titre de prĂ©posĂ©e aux travaux, c’est-Ă -dire que je faisais un peu de tout. Je donnais un cours, je rĂ©visais le travail des Ă©tudiants, j’allais chercher les dĂ©tenus dans un camion Ford F-150. Je les amenais Ă  notre campus pour qu’ils puissent travailler avec les Ă©tudiants, puis je les reconduisais aprĂšs. Nous avions des conversations vraiment intĂ©ressantes, mais les villageois trouvaient le projet plutĂŽt moche. Ils s’en sont d’ailleurs plaints en appelant au Rural Sutdio. Je faisais aussi visiter les lieux aux journalistes qui venaient de New York, ou j’ai mĂȘme fait dĂ©couvrir tous nos projets Ă  quelqu’un de l’émission « Oprah Winfrey Show ». Vivre deux ans dans le sud rural m’a offert une vision trĂšs diffĂ©rente du monde, une vision Ă©mouvante, unique et bouleversante. Ça a changĂ© ma vie, vraiment.

Étudiants de Talca construisant une installation lors du « Atelier d’aoĂ»t » Ă  CurtidurĂ­a, au Chili, en 2006. Photographie de Hector Labarca Rocco

Talca raconté par José Luis Uribe

Le milieu rural est un passage obligĂ© dans toute formation Ă  Talca, situĂ©e dans une ville de taille moyenne entre deux capitales : ConcepciĂłn, capitale rĂ©gionale, et Santiago de Chile, capitale nationale. Avant 1999, il n’y avait aucune Ă©cole d’architecture sur ce territoire, qu’on appelle la VallĂ©e centrale. Au dĂ©but, comme c’était une nouvelle facultĂ© rattachĂ©e Ă  une universitĂ© publique, l’école n’avait aucun bĂątiment bien Ă  elle. Je me rappelle, certains cours avaient lieu dans un vieil atelier de menuiserie Ă  la facultĂ© de gĂ©nie forestier. On avait du mal Ă  entendre le professeur dans le bruit de fond des moteurs. C’est dans cette piĂšce qu’on a passĂ© pour la premiĂšre fois une nuit blanche Ă  essayer de boucler un projet – en fait, on a passĂ© la nuit Ă  Ă©tudier pour en examen de math qu’on a tous coulĂ©!

On a mĂȘme assistĂ© Ă  des cours dans la forĂȘt sur le campus de l’universitĂ©. On apportait nos chaises dans la clairiĂšre et on suivait notre cours lĂ . Juan Roman, le fondateur de l’école et son directeur Ă  l’époque, arpentait la forĂȘt et nous surveillait – c’était comme le loup et ses 90 petits chaperons rouges. Il nous demandait de lui dire quelles Ă©taient la dimension spatiale et les limites de notre « classe » des bois. On a commencĂ© trĂšs modestement et c’est aux Ă©nergies conjuguĂ©es des enseignants et des Ă©tudiants que l’école doit son essor.

L’école Ă©tait un milieu toujours trĂšs dynamique, parce que tout le monde venait d’un endroit diffĂ©rent. Grosso modo, 80 % des Ă©tudiants venaient de la campagne et certains enseignants de diffĂ©rents endroits au Chili. Il y avait un va-et-vient constant Ă  l’école, mais tous Ă©taient affairĂ©s, sauf pendant l’« Atelier d’aout » oĂč tout s’arrĂȘtait. L’école devenait alors un atelier transversal. Durant ce mois, la vallĂ©e nous servait de salle de classe et on s’y dĂ©plaçait un peu partout pour y construire nos interventions. Les Ă©tudiants de chaque niveau, ensemble, concevaient, coordonnaient et construisaient des lieux publics en milieu rural.

Une annĂ©e, cependant, ce que nous avons conçu n’était pas un bĂątiment, mais une expĂ©rience. Avec vingt autres Ă©tudiants, nous avons parcouru la vallĂ©e, des montagnes des Andes Ă  la cĂŽte pacifique, trois jours de pure rĂ©jouissance. Le plus important, c’était d’apprendre Ă  connaitre le territoire et Ă  nous connaitre comme groupe. C’est lors de ces conversations intimes, autour d’un verre de vin, que les intĂ©rĂȘts et les idĂ©es se manifestaient. Ce que vous ne voyez pas sur les photos de la structure Ă©rigĂ©e, c’est justement ces flĂąneries et ces Ă©changes avec les Ă©tudiants et les gens du coin.

Pour mon projet final, j’ai conçu un petit oratoire dans les Andes, un endroit oĂč pouvaient se rĂ©unir des gens dans la priĂšre. Le plus amusant lĂ -dedans, c’est que je suis tombĂ© sur le site de mon projet par hasard. Je marchais dans les montagnes en essayant de trouver un bĂątiment conçu par Smiljan Radic et je n’arrivais pas Ă  le trouver, mais j’ai fini par trouver un endroit parfait pour mon projet. Je pense que ce projet reflĂšte et porte en lui mon expĂ©rience Ă  l’école, la matĂ©rialitĂ© et la ruralitĂ© du paysage.

Roger D’Astous. Portrait de Frank Lloyd à Taliesin West, Scottsdale, Arizona, 1953. Fonds Roger D’Astous, CCA. ARCH158160

Taliesin racontĂ© par Roger D’Astous

À Taliesin, le lundi matin, les diverses taches Ă  exĂ©cuter durant la semaine Ă©taient affichĂ©es – construction des bĂątiments et entretien, prĂ©paration des repas, jardinage ou travaux de ferme, extraction de la pierre dans la carriĂšre, aussi bien que travaux de dessin sur les projets en cours. Mais pourquoi exiger de nous autant de travaux manuels que nous devions accomplir chacun Ă  tour de rĂŽle, sans exception? Quoique personne n’eĂ»t Ă  rendre compte de ses activitĂ©s, chacun savait fort bien que de faillir Ă  sa tĂąche alourdissait celle des autres.

L’atelier d’architecture, que nous appelions « le sanctum », nous amenait Ă  travailler sur les projets en cours de M. Wright. Sous la direction d’un sĂ©nior, nous participions Ă  la prĂ©paration des plans d’exĂ©cution, dĂ©tails, devis, etc., toujours directement sur la table Ă  dessin, jamais dans une de ces classes avec tableau noir comme celles que j’avais dĂ©jĂ  connues.

Le maitre faisait rĂ©guliĂšrement la ronde des tables Ă  dessin. Un jour, s’arrĂȘtant Ă  la mienne et examinant un dĂ©tail d’ébĂ©nisterie en prĂ©paration, il me dit: « -Roger, cela ne fonctionnera pas. -Pourquoi? lui demandai-je. -Prends ce dĂ©tail, me rĂ©pondit-il, et fabrique-le Ă  l’atelier de menuiserie
 Tu verras » C’est ainsi que j’appris comment dĂ©tailler un tiroir Ă  coulisseau qui fonctionne bien. (Il devait ensuite ĂȘtre exĂ©cutĂ© pour le musĂ©e Guggenheim.)

L’atelier de dessin comprenait, en plus des diffĂ©rents ateliers de travail, une bibliothĂšque oĂč tous les travaux de M. Wright Ă©taient conservĂ©s, une source inouĂŻe de rĂ©fĂ©rences. À nous de les consulter. Et mĂȘme si le rĂ©veille-matin sonnait Ă  6 h 30, combien de soirĂ©es et de nuits y avons-nous passĂ©es! Les secrets de construction en blocs textures de La Miniatura, les coupes intĂ©rieures de Robie House, les dĂ©tails du tsiĂšge social de la Johnson and Son s’y trouvaient; l’évolution du musĂ©e Guggenheim, les projets de Pittsburg, Fallingwater, tout y Ă©tait. Une vĂ©ritable mine d’or.

Autre phase de l’apprentissage: la construction des bĂątiments que nous habitions. Je compris alors pourquoi un coffre Ă  outils Ă©tait tout aussi indispensable que crayons et compas. Le but de cette activitĂ© Ă©tait de prendre contact avec les matĂ©riaux afin d’en comprendre la nature intrinsĂšque. Faire en sorte que la pierre soit autant Ă  sa place dans un mur que dans la carriĂšre dont elle provient, que le bois rĂ©vĂšle sa fibre et son grain, que l’acier dĂ©montre sa qualitĂ© unique de tension (pan sur structure suspendue), que le verre accentue la continuitĂ© visuelle intĂ©rieure-extĂ©rieure ou dĂ©voile mĂȘme une pigmentation incorporĂ©e dans sa masse dans le cas d’une verriĂšre.

Et que dire de cette autre grande rĂšgle du maitre : celle d’expĂ©rimenter physiquement et spirituellement les espaces intĂ©rieurs que son gĂ©nie savait si bien crĂ©er et que nous avions la chance d’habiter. À Taliesin (au Wisconsin comme en Arizona), vivoirs, salles Ă  manger, ateliers, ou autres piĂšces s’identifient de façon sublime. Ces intĂ©rieurs sont des sculptures spatiales; on y circule avec dĂ©lectation, dĂ©couvrant constamment des aspects nouveaux. Des « variations sur le mĂȘme thĂšme » ou le dĂ©tail, la coloration, l’ameublement, la lumiĂšre rĂ©vĂšlent une constance, une unitĂ© de principes en tout. Comme par osmose, ces intĂ©rieurs se manifestent Ă  l’extĂ©rieur et deviennent l’architecture externe, la consĂ©quence directe de ce qui fut d’abord dĂ©couvert en plan durant la conception initiale. 

Les élÚves de Black Mountain Jane Robinson, Paul Wiggin et George Cadmus, avec une personne non identifiée, déplaçant les pianos du campus de Blue Ridge vers celui de Laske Eden, v. 1941

Black Mountain raconté par Herbert B. Oppenheimer

J’étais Ă  Black Mountain de juillet 1942 Ă  avril 1943 quand l’armĂ©e de l’air m’a rĂ©quisitionnĂ©. J’ai adorĂ© mon annĂ©e. La danse du samedi soir, le chant avec M. Jalowetz dans une chorale qui comptait autant d’enseignants que d’étudiants; les cours avec Albers et Bentley et, par-dessus tout, les gens extraordinaires, l’intensitĂ© de ce petit groupe brillant. Je parle constamment de ces beaux jours, remplis d’activitĂ©s et de plaisirs. Je me rappelle avoir fabriquĂ© des figurines dĂ©formĂ©es en glaise et Albers avait entendu parler de mon travail. Je les lui ai montrĂ©s et j’ai Ă©tĂ© Ă©bloui par ses Ă©loges. Je me suis alors rendu compte que je pouvais ĂȘtre sculpteur, et j’ai continuĂ© Ă  en faire comme un passetemps rattachĂ© Ă  mon travail d’architecte. Je me rappelle un cours avec Albers dans le sous-sol du nouveau bĂątiment d’études. (On Ă©tait toujours en train de mettre de l’isolant dans l’espace sous la dalle du toit.) On devait ĂȘtre environ six Ă  huit, un grand groupe, assis autour d’une grande table massive. Il a commencĂ© Ă  parler des faiblesses des arcs en ogive gothiques, des poussĂ©es latĂ©rales qu’il fallait contrer avec un arcboutant et le pinacle pour Ă©viter que l’arc ne cĂšde. Et il est montĂ© tout d’un coup sur la table, ses mains poussant sur ses cuisses vers le bas pour Ă©carter ses jambes – l’arcboutant, le pinacle et l’arc en ogive. Le danger d’un effondrement Ă©tait effrayant.

Frances de Graaf et Eric Bentley Ă©taient les professeurs qui s’intĂ©ressaient le plus aux tumultes du monde politique en dehors du campus, et on Ă©tait plusieurs Ă  se joindre Ă  eux pour prendre un verre et Ă©changer. Fran Ă©tait une femme corpulente et gracieuse qui dansait sobrement, mais je me souviens d’une de nos soirĂ©es oĂč elle a eu l’idĂ©e de placer une chaise Ă  sa gauche et une autre Ă  sa droite. Elle s’est accroupie, puis au son d’un air russe bien rythmĂ©, elle a posĂ© ses coudes sur chaque chaise puis s’est mise a exĂ©cutĂ© une tsatska, en enchainant fiĂ©vreusement des coups de pied et en faisant des bonds. Depuis lors, quand une situation similaire s’y prĂȘte, moi aussi je fais pareil.

Il y avait si peu de jeunes hommes Ă  l’école que, chaque fois que Bob Wunsch ou Fritz Cohen ou Eric Bentley organisaient une soirĂ©e, ils faisaient appel Ă  moi. J’adorais ces spectacles le samedi soir : Sous la neige, La MĂ©gĂšre apprivoisĂ©e, et le chant.

Mes neuf mois Ă  Black Mountain ont Ă©tĂ©, Ă  coup sĂ»r, les plus intenses de ma vie, et les plus heureux, mais je revois souvent l’ironie de mes plaisirs Ă  une Ă©poque oĂč le monde Ă  l’agonie sombrait dans l’horreur, littĂ©ralement brisĂ© dans la douleur. Je suis content d’avoir pu vivre ces neuf mois. Vivre dans un milieu isolĂ© de taille et d’échelle restreintes est encore plus prĂ©cieux aujourd’hui, dans un monde d’immensitĂ© oĂč tout va toujours vite. Les relations interpersonnelles semblent maintenant plus limitĂ©es, plus fragiles. Mais, il faut dire qu’à Black Mountain, j’avais 18 ans. C’était une Ă©poque fantastique.

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