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╱ Économies solidaires

Ian Scoones sur le populisme et la politique rurale, en entrevue avec David Huber

Signe de congé dans la campagne des Yorkshire Dales

Tout le monde est d’accord - à droite et à gauche, dans les villages et les grandes villes - que les régions rurales ont été laissées pour compte. Laissé pour compte, cependant, par quoi? Par qui? Il y a deux ans, un groupe d’universitaires et de militants basés dans différentes parties du monde a commencé à réfléchir sur l’évolution de l’environnement politique mondial, en particulier sur la montée du populisme sous différentes formes et son impact sur leur travail en milieu rural. Leur article « Emancipatory Rural Politics : Confronting Authoritarian Populism », publié l’année dernière dans The Journal of Peasant Studies, proposait un agenda pour la recherche, le débat et l’action. Récemment, David Huber s’est entretenu avec l’un des coauteurs de celui-ci, Ian Scoones, professeur à l’Institute of Development Studies de l’University of Sussex et membre de l’équipe de coordination de le Emancipatory Rural Politics Initiative.


David Huber : Vous avez décrit le populisme comme une catégorie vaste et contradictoire. Dans quelle mesure pouvons-nous parler du « rural » de manière cohérente?

Ian Scoones : Plusieurs thèmes ont émergé de ces discussions, dont celui des conséquences des politiques néolibérales. Ces politiques ont concentré le pouvoir et la richesse à certains endroits, reléguant très souvent à la marge les régions rurales et leurs habitants. À cela s’ajoutent les investissements d’envergure réalisés par les entreprises (surtout dans la foulée de la crise financière et alimentaire à la fin des années 2000) dans les régions rurales qui sont, en fait, foncièrement extractives. Les populations rurales se sont retrouvées largement dépossédées de leur terre et des moyens de subsistance sur lesquels elles comptaient auparavant.

On constate donc que cette double mise à l’écart découle, d’une part, de la mondialisation et des économies néolibérales et, d’autre part, d’approches extractivistes et financiarisées causant dépossession et dépouillement dans les régions rurales.

Par exemple, quand on s’attarde aux grandes exploitations agricoles industrialisées, on y voit des travailleurs migrants (souvent d’origines ethniques variées) qui ne sont pas intégrés à la population sur place depuis longtemps. On voit l’émergence de tensions raciales et d’autres sortes de tension dans ces régions et les petites villes environnantes. De toute évidence, l’espèce de multiculturalisme ouvert qui a pu émerger dans les centres urbains – mais pas toujours, il faut dire – se transpose difficilement dans un cadre rural. À l’époque de l’exploitation agricole à petite échelle, les liens et les dynamiques de travail facilitaient l’intégration sociopolitique des migrants. Mais la commercialisation de l’espace rurale (production agricole de masse, exploitation minière et tourisme, par exemple) change les anciens modes de vie et moyens de subsistance ruraux et, avec eux, l’arrière-pays et les petites localités. Voilà ce qui explique l’émergence, dans ces lieux-là, de politiques belliqueuses, voire violentes. Ces lieux, ces terreaux, ont souvent vu éclore des formes de populisme marqués par l’autoritarisme qui nous préoccupent.

Donc, que ce soit les populistes d’allégeance hindoue en Inde, ou islamiste en Indonésie, ou le populisme républicain façon Trump aux États-Unis, on ne s’étonnera pas de voir les gens répondre à l’appel de ces visions populistes qui cherchent à faire reculer la mondialisation, semer la division entre les migrants (« eux ») et « le peuple » (« nous »), remettre en question certains droits fondamentaux tout en favorisant l’offre de nouveaux services et ressources qui font défaut depuis fort longtemps.

Sur le plan électoral, il y a ces figures populistes très influentes au gouvernail, et il y a ensuite le découpage électoral qui a permis au vote rural de peser lourd dans l’élection de ces populistes. Ça ne s’est pas produit partout, bien sûr. Mais, à regarder le scrutin en France et le vis-à-vis presque raté du Front National, ou le Brexit au Royaume-Uni, on voit ces dynamiques, même si elles n’ont pas réussi à conquérir le pouvoir suprême de l’État.

Quand on place l’évolution des relations entre centres urbains et régions rurales dans un cadre historique et politicoéconomique plus large, l’éclosion de ces mouvements politiques n’a rien d’étonnant. Ces changements n’auraient pas dû nous surprendre. Ils nous ont pris de court parce qu’on ne s’intéressait pas à ces endroits ni à leur mutation en ce sens.

DH : J’aimerais revenir à ce que vous avez dit tout à l’heure sur les petites villes, puisque c’est le sujet central de ce dossier. En quoi sont-elles importantes, précisément?

IS : On constate, particulièrement dans le contexte du jeu politique en région rurale, que les petites villes jouent un rôle de premier plan dans toute cette histoire. Pas tant les grands centres urbains, mais ces milieux urbains incorporés à un territoire rural plus vaste. Ces villes subissent aussi les conséquences du néolibéralisme, de l’extractivisme et de la dégradation qui vient avec. L’importance des petites villes tient à leurs liens (sociaux, économiques, politiques) avec les régions rurales auxquelles elles appartiennent. Très souvent, ces petites agglomérations sont des poches de pauvreté extrêmes, points de chute de gens venus de l’arrière-pays ayant perdu leur gagne-pain. Elles sont aussi des lieux de migration et des foyers de tensions raciales provoquées par l’arrivée de migrants dans des endroits déjà pauvres. Ces tensions sont en plus exacerbées encore davantage par les politiques populistes.

L’Initiative ne cherche pas à exclure la dimension urbaine. On ne veut pas créer de fausse dichotomie : on ne veut pas dire que la situation ne touche que les régions rurales ni que seules les régions rurales comptent. Parce que, bien entendu, les dynamiques qui sous-tendent l’organisation et la mobilisation concernent l’espace rural aussi bien que l’espace urbain à bien des égards. Nous voulons simplement corriger un déséquilibre que nous avons constaté jusqu’à un certain point dans un débat politique et public portant sur les conséquences des nouveaux mouvements politiques en milieu urbain.

DH : Où se situent l’architecture et le design dans tout ça ?

IS : Je ne suis pas professionnellement qualifié pour me prononcer sur l’architecture et le design, mais je pense que ces deux aspects posent des questions intéressantes. Ce qui compte, c’est que nous nous penchions sur la façon dont l’espace a été reconfiguré par la mondialisation et le caractère évolutif des économies spatiales. L’aménagement physique (mode de vie des gens entre eux et dans l’espace) peut avoir d’énormes répercussions sur la formation de milieux de vie, sur leur dimension politique, de même que sur l’avènement de nouvelles économies et de nouvelles politiques. Le bâtiment, l’espace et les relations créés ont une réelle importance.

Par exemple, dans certaines de ces petites villes, les travailleurs pauvres, migrants ou issus de minorités ethniques sont physiquement séparés des autres résidents qui vivent là parce qu’ils y coulent leurs vieux jours ou parce qu’ils y ont vécu toute leur vie. L’organisation spatiale à elle seule, c’est-à-dire le tracé des rues, l’emplacement des bâtiments et leur type de construction, veut dire que c’est par l’urbanisme que naissent les milieux de vie. Et l’urbanisme nous a légué un héritage historique qui peut engendrer les tensions et les politiques rétrogrades d’aujourd’hui. Ces espaces n’ont pas été conçus pour de nouvelles formes d’économie ou de milieu intégré. Déconstruire l’histoire de la colonisation et l’espace urbain, la relation urbanité-ruralité pensée et élaborée pour des régions différentes pose des difficultés bien réelles.

Prenons un cas extrême : L’Afrique du Sud. Sa relation urbanité-ruralité fut créée sous l’apartheid, c’est-à-dire la ségrégation des gens selon la race. Aujourd’hui, le grand défi de ce pays, comme pour bien d’autres anciennes colonies (comme les États-Unis, le Canada et certaines régions d’Europe), consiste à défaire l’histoire et à repenser l’espace, à créer des formes de collectivités plus émancipatrices, parce que l’héritage du passé génère des politiques cruelles, racialisées et parfois même violentes qui se nourrissent de ces formes de populisme politique.

Alors, pour extrapoler, quelle forme prendrait une nouvelle vision de l’urbanisme ? Que faudrait-il qu’il crée ? Il devrait créer un espace civique où peuvent se former des milieux de vie exempts de ces divisions entre les résidents de longue date et les nouveaux arrivants. Cet urbanisme devrait éliminer les ségrégations raciales spatialement définies qui s’observent à tant d’endroits. Il devrait créer des espaces propices à de nouvelles économiques ancrées dans le local.

Partout dans le monde, l’agriculture commerciale et industrialisée a remodelé les régions rurales et les petites villes qui s’y trouvent. Mais d’autres formes d’économie collaborative émancipatrice sont aussi possibles. On parle, par exemple, des initiatives agroécologiques à petite échelle, de nouvelles formes de souveraineté alimentaire grâce aux marchés locaux, de nouvelles formes de partage de biens communautaires nécessitant un espace commun et des interactions dans la collectivité. À ces économies solidaires, opposées au populisme autoritaire, l’architecture et l’urbanisme peuvent servir de vecteur. Ces économies peuvent aussi s’appuyer sur de nouvelles technologies de l’information à code source libre, sur l’urbanisme radical, ainsi de suite.

On le constate partout dans le monde. À certains endroits en Europe, les contrecoups de l’austérité économique ont donné lieu à de nouvelles formes florissantes d’économie locale, mues par les jeunes connectés par des moyens nouveaux et différents, en régions urbaines et rurales. Il faut étendre l’expérience à d’autres régions rurales et à d’autres petites villes, développer de nouvelles formes émancipatrices d’économie urbaine et rurale. Et je pense que c’est une dimension hyper intéressante à expérimenter : penser à l’urbanisme sous un angle politique, penser à créer des espaces d’émancipation, faire contrepoids aux formes autoritaires du populisme, ramener l’espace et l’économie à l’échelle de l’individu de manière transformatrice.

À présent, le défi, c’est de trouver ces nouvelles expérimentations prometteuses en cours et d’arriver à les reproduire pour neutraliser l’emprise des politiques rétrogrades. S’attaquer aux conflits en passant par l’uranisme créatif, c’est essentiel. Par exemple, là où il y a des conflits fondamentaux ou des conflits entre ceux qui travaillent et ceux qui ne travaillent pas, entre les jeunes et les personnes âgées ou entre ceux qui se sentent chez eux depuis toujours et les nouveaux arrivants. C’est aussi penser à la façon dont les nouvelles économies et les nouveaux aménagements du territoire (de nouvelles formes d’architecture et d’urbanisme) peuvent réellement engendrer de nouvelles relations dynamiques dans les régions rurales et les petites villes.

DH : Les architectes, même si leurs intentions sont bonnes, ne se laissent pas toujours guider par l’intérêt des résidents. Ceux qui vivent dans des régions rurales soumises à l’influence des intérêts corporatifs pourraient à juste titre se méfier des urbanistes citadins se montrant tout à coup intéressés par le rural.

IS : Le problème que vous soulevez au sujet des urbanistes et des architectes n’a rien de bien différent de celui qui touche n’importe quel professionnel se penchant sur ces questions. Mais je crois que si plus de gens s’engagent envers un changement émancipateur et transformationnel, il faudra aligner nos savoir-faire sur nos politiques, ce qui implique de créer des alliances dans des lieux propices au changement.

Notre Initiative, et c’est un élément important, n’est pas qu’une simple alliance entre des universitaires évoluant dans leur bulle. C’est une alliance avec des gens qui travaillent sur le terrain dans des régions rurales, y compris ceux qui œuvrent dans les mouvements sociaux, les militants, etc. Parvenir à une telle alliance est crucial. Et crucial parce qu’elle nous permet de tester nos hypothèses sur ce que devrait être le monde, de mettre à l’épreuve nos idées sur l’objet de nos interventions et leurs méthodes et de mieux ancrer notre approche dans les mouvements eux-mêmes. Les agronomes travaillant avec les mouvements agroécologiques, les environnementalistes travaillant sur la question des changements écologiques ou les urbanistes et architectures réinventant l’espace urbain et rural, tous jouent leur rôle en collaboration avec les autres. Et nous avons devant nous un défi de taille. L’univers politique évolue à grands pas, et il ne faudrait pas voir naïvement la montée du populisme autoritaire et de sa base politicoéconomique. Nous sommes confrontés à une restructuration de l’économie et de la politique alimentée par une néolibéralisation mondialisée. C’est d’une portée incroyable, doublée d’une forme de politiques populistes rétrogrades et marquées par l’autoritarisme qu’on justifie pour le bien « de tous », mais qui servent en fait les intérêts des grandes entreprises. Il faut reconquérir cet espace, ce qui demande de nouvelles expériences, en urbanisme et en architecture entre autres, qui montrent le potentiel de l’émancipation et de la transformation.

Nous devrions nous mobiliser à travers tous les horizons professionnels ; regrouper les urbanistes, les architectes, les acteurs des différents mouvements et ceux qui tentent de changer les choses sur le terrain. C’est en réussissant à convaincre les gens et en changeant les conditions sur le terrain que nous arriverons vraiment à affronter le populisme autoritaire. Le changement par la voie des urnes n’est qu’une avenue possible. Il peut aussi se faire en repensant et en réinventant nos façons de faire sur le terrain.