JOHN PERRY BARLOW

Le pionnier de la liberté d’Internet était aussi parolier du groupe Grateful Dead, rancher dans le Wyoming et surtout l’auteur de la mythique Déclaration d’indépendance du cyberespace.

« Internet est une chose trop importante pour que les États le laisse aux internautes. »

▸ Déclaration d’indépendance du cyberespace
Introduction

Texte original sur le site web de l’EFF, 9 février 1996. Traduction : Hache, février 1996

Hier, l’autre grand invertébré à la Maison Blanche a signé le Telecom Reform Act of 1996, tandis que Tipper Gore prenait des photos numériques de l’événement pour les inclure dans un livre appelé 24 heures dans le Cyberespace [24 Hours in Cyberspace].

On m’avait aussi demandé de participer à la création de ce livre en écrivant quelque chose d’approprié à la circonstance. Étant donné l’horreur que serait cette législation pour l’Internet, j’ai jugé que le moment était bien choisi pour faire acte de résistance.

Après tout, le Telecom Reform Act, qui est passé au Sénat avec seulement 4 votes contre, rend illégal, et punissable d’une amende de 250 000 dollars, de dire shit en ligne. Comme de dire l’un des 7 mots interdits dans les médias de diffusion grand public. Ou de discuter l’avortement d’une façon ouverte. Ou de parler des fonctions physiques autrement que dans des termes purement cliniques.

Cette législation cherche à imposer des contraintes sur la conversation dans le Cyberespace plus fortes que celles qui existent aujourd’hui dans la cafétéria du Sénat, où j’ai entendu des indécences colorées dites par des sénateurs des États-Unis à chaque fois que j’y ai dîné. Cette loi a été mise en oeuvre contre nous par des gens qui n’ont pas la moindre idée de qui nous sommes, ni où notre conversation est conduite.

C’est, comme l’a dit mon ami et rédacteur en chef de Wired Louis Rosseto, comme si « les analphabètes pouvaient vous dire quoi lire ».

Eh bien, qu’ils aillent se faire foutre.

Ou, de façon plus pertinente, prenons maintenant congé d’eux. Ils ont déclaré la guerre au Réseau. Montrons-leur combien rusés, déroutants et puissants nous pouvons être pour nous défendre.

J’ai écrit quelque chose (avec toute la pompe appropriée) qui je l’espère deviendra un des moyens dans ce but. Si vous le trouvez utile, j’espère que vous le ferez passer aussi largement que possible. Vous pouvez omettre mon nom si vous voulez, parce que je ne me soucie pas qu’on me crédite du texte. Vraiment pas.

Mais ce que j’espère, c’est que ce cri trouvera un écho dans le Réseau, changeant et croissant et se multipliant, jusqu’à devenir un grand hurlement égal au crétinisme qui vient de nous être infligé.

Voici donc…

Texte de la déclaration d’indépendance du Cyberespace:

Gouvernements du monde industriel, vous géants fatigués de chair et d’acier, je viens du Cyberespace, le nouveau domicile de l’esprit. Au nom du futur, je vous demande à vous du passé de nous laisser tranquilles. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n’avez pas de souveraineté où nous nous rassemblons.


Nous n’avons pas de gouvernement élu, et il est improbable que nous en ayons un jour, aussi je ne m’adresse à vous avec aucune autre autorité que celle avec laquelle la liberté s’exprime. Je déclare l’espace social global que nous construisons naturellement indépendant des tyrannies que vous cherchez à nous imposer. Vous n’avez aucun droit moral de dicter chez nous votre loi et vous ne possédez aucun moyen de nous contraindre que nous ayons à redouter.


Les gouvernements tiennent leur juste pouvoir du consentement de ceux qu’ils gouvernent. Vous n’avez ni sollicité ni reçu le nôtre. Nous ne vous avons pas invités. Vous ne nous connaissez pas, et vous ne connaissez pas notre monde.


« Le Cyberespace ne se situe pas dans vos frontières. »


Ne pensez pas que vous pouvez le construire, comme si c’était un projet de construction publique. Vous ne le pouvez pas. C’est un produit naturel, et il croît par notre action collective.


Vous n’avez pas participé à notre grande conversation, vous n’avez pas non plus créé la richesse de notre marché. Vous ne connaissez pas notre culture, notre éthique, ni les règles tacites qui suscitent plus d’ordre que ce qui pourrait être obtenu par aucune de vos ingérences.


Vous prétendez qu’il y a chez nous des problèmes que vous devez résoudre. Vous utilisez ce prétexte pour envahir notre enceinte. Beaucoup de ces problèmes n’existent pas. Où il y a des conflits réels, où des dommages sont injustement causés, nous les identifierons et les traiterons avec nos propres moyens. Nous sommes en train de former notre propre Contrat Social. Cette manière de gouverner émergera selon les conditions de notre monde, pas du vôtre.


« Notre monde est différent. »


Le Cyberespace est fait de transactions, de relations, et de la pensée elle-même, formant comme une onde stationnaire dans la toile de nos communications. Notre monde est à la fois partout et nulle part, mais il n’est pas où vivent les corps.


Nous sommes en train de créer un monde où tous peuvent entrer sans privilège et sans être victimes de préjugés découlant de la race, du pouvoir économique, de la force militaire ou de la naissance.


Nous sommes en train de créer un monde où n’importe qui, n’importe où, peut exprimer ses croyances, aussi singulières qu’elles soient, sans peur d’être réduit au silence ou à la conformité.


Vos concepts légaux de propriété, d’expression, d’identité, de mouvement, de contexte, ne s’appliquent pas à nous. Ils sont basés sur la matière, et il n’y a pas ici de matière.


Nos identités n’ont pas de corps, c’est pourquoi, contrairement à ce qui se passe chez vous, il ne peut pas, chez nous, y avoir d’ordre accompagné de contrainte physique. Nous croyons que c’est de l’éthique, de la défense éclairée de l’intérêt propre et de l’intérêt commun, que notre ordre émergera. Nos identités peuvent être distribuées à travers beaucoup de vos juridictions. La seule loi que toute nos cultures constituantes pourraient reconnaître généralement est la règle d’or


« Ne fais pas aux autres ce que tu n’aimerais pas qu’ils te fassent. »

Nous espérons pouvoir bâtir nos solutions particulières sur cette base. Mais nous ne pouvons pas accepter les solutions que vous tentez de nous imposer.


Aux Etats-Unis, vous avez aujourd’hui créé une loi, le Telecommunications Reform Act, qui répudie votre propre Constitution et insulte les rêves de Jefferson, Washington, Mill, Madison, Tocqueville et Brandeis. Ces rêves doivent maintenant renaître en nous.


Vous êtes terrifiés par vos propres enfants, parce qu’ils sont natifs dans un monde où vous serez toujours des immigrants.


Parce que vous les craignez, vous confiez à vos bureaucraties les responsabilités de parents auxquelles vous êtes trop lâches pour faire face. Dans notre monde, tous les sentiments et expressions d’humanité, dégradants ou angéliques, font partie d’un monde unique, sans discontinuité, d’une conversation globale de bits. Nous ne pouvons pas séparer l’air qui étouffe de l’air où battent les ailes.


En Chine, en Allemagne, en France, à Singapour, en Italie et aux Etats-Unis, vous essayez de confiner le virus de la liberté en érigeant des postes de garde aux frontières du Cyberespace. Il se peut que ceux-ci contiennent la contagion quelque temps, mais ils ne fonctionneront pas dans un monde qui sera bientôt couvert de médias numériques.


Vos industries de plus en plus obsolètes se perpétueraient en proposant des lois, en Amérique et ailleurs, qui prétendent décider de la parole elle-même dans le monde entier… Ces lois déclareraient que les idées sont un produit industriel comme un autre, pas plus noble que de la fonte brute… Dans notre monde, quoi que l’esprit humain crée peut être reproduit et distribué à l’infini pour un coût nul. L’acheminement global de la pensée n’a plus besoin de vos usines.


Ces mesures de plus en plus hostiles et coloniales nous placent dans la même situation que ces amoureux de la liberté et de l’autodétermination qui durent rejeter les autorités de pouvoirs éloignés et mal informés. Nous devons déclarer nos personnalités virtuelles exemptes de votre souveraineté, même lorsque nous continuons à accepter votre loi pour ce qui est de notre corps. Nous nous répandrons à travers la planète de façon à ce que personne puisse stopper nos pensées.


Nous créerons une civilisation de l’esprit dans le Cyberespace. Puisse-t-elle être plus humaine et plus juste que le monde issu de vos gouvernements.


« Seule l’erreur a besoin du soutien du gouvernement. La vérité peut se débrouiller toute seule. »


—Thomas Jefferson, Notes on Virginia

Davos, Suisse 8 février 1996

▸ Vidéos
The Declaration of Independence of Cyberspace

John Perry Barlow prononçant le discours le plus important de sa vie : la Déclaration de l'indépendance du cyberespace. Cette vidéo est en version originale américaine.

Une contre-histoire de l'Internet

Une contre-histoire de l'Internet est un film documentaire français réalisé par Sylvain Bergère et diffusé à la télévision française pour la première fois en mai 2013. Ce documentaire retrace l'histoire d'Internet d'un point de vue rarement entendu : il met l'accent sur les personnes ayant participé à sa conception et sur les activistes politiques et hacktivites qui en font usage. Le film se compose de nombreuses interventions de personnalités dont John Perry Barlow à 9:43. Présenté par ARTE.



▸ Biographie du pionnier

John Perry Barlow, poète, rancher, auteur de chansons pour le groupe de rock Grateful Dead et cofondateur de l’Electronic Frontier Foundation, l’association de défense de la liberté d’expression sur Internet, est mort mercredi 7 février à l’âge de 70 ans à son domicile de San Francisco, en Californie. Il faisait partie de la première génération d’idéalistes de l’Internet, un monde qu’il voyait libre, gratuit et sans frontières.

John Perry Barlow était né le 3 octobre 1947 dans le comté de Sublette, dans l’Etat du Wyoming. Son père, Norman Barlow, était éleveur de bétail dans le ranch où sa famille s’était installée en 1907. Républicain, il était aussi membre du Sénat de l’Etat, et mormon de stricte obédience. Jusqu’en 6e, son fils n’a pas le droit de regarder la télévision.

Un essai visionnaire

John Perry Barlow s’est toujours distingué par son esprit libertaire. A l’âge de 15 ans, son indiscipline lui vaut d’être envoyé dans un internat privé dans le Colorado, un Etat de l’Ouest. Il y rencontre une autre forte tête, Bob Weir, un dyslexique avec qui il se noue d’amitié. Lorsque Bob Weir est expulsé de l’établissement, John Perry Barlow quitte l’école lui aussi.

On les retrouve à San Francisco, le haut lieu de la contestation de la jeunesse à la fin des années 1960. Ils logent au 710 Ashbury Street, la maison de Jerry Garcia, le chanteur vedette du groupe Grateful Dead. Bob Weir joue de la guitare. Il convainc John Perry Barlow, qui, entre-temps, s’est inscrit en religions comparées à l’université Wesleyenne, dans le Connecticut, de lui écrire des chansons. Puisant dans ses racines country, celui-ci signe quelques grands titres comme Cassidy. Et il présente au groupe Timothy Leary, le psychologue qui fait du prosélytisme pour le LSD.

En 1972, alors que son père est victime d’une attaque cardiaque, le parolier diplômé de théologie change d’orientation. Il reprend le ranch familial du Wyoming, dont il s’occupera pendant dix-sept ans, tout en continuant à écrire pour le Dead. Le groupe est à l’avant-garde des pionniers de l’Internet : il encourage les fans à faire des enregistrements pirates dans les concerts et à les diffuser. Les membres communiquent par un bulletin électronique, appelé The Well, l’émanation du Whole Earth Catalogue, publication phare de la contre-culture de l’époque. Tout naturellement, John Perry Barlow se familiarise avec le numérique.

En 1990, John Perry Barlow fonde l’Electronic Frontier Foundation avec deux amis rencontrés par l’intermédiaire du Well : Mitch Kapor, aujourd’hui un mécène de la liberté de la presse, et John Gilmore, de Sun Microsystems.

A l’époque, il s’agit de protéger l’Internet des convoitises des gouvernements, pas encore de défendre les usagers contre les géants des technologies. Quatre ans plus tard, John Perry Barlow signe dans le magazine Wired un essai visionnaire sur l’économie des idées. Il y fait l’apologie du tout gratuit : La meilleure manière d’augmenter la demande pour votre produit, écrit-il, c’est de le faire circuler gratuitement.

« Je viens du cyberespace, la nouvelle résidence de l’esprit »

Sur le plan politique, John Perry Barlow sera longtemps aligné sur les républicains. Il a soutenu Dick Cheney, un voisin du Wyoming, avant de prendre ses distances lorsque celui-ci est devenu le tout-puissant vice-président de George W. Bush. En 1996, ulcéré par l’intention de Bill Clinton de faire passer une loi sur la décence dans les communications, il rédige, à Davos, en Suisse, une Déclaration d’indépendance du cyberespace, dont le lyrisme en a fait l’un des textes fondateurs de l’Internet, toujours cité aujourd’hui, même si le techno-utopisme a nettement régressé. Il s’y adresse aux gouvernements. « Je viens du cyberespace, la nouvelle résidence de l’esprit (…) Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n’avez pas de souveraineté là où nous nous rassemblons. »

Après cette déclaration de guerre contre la censure, John Perry Barlow devient un missionnaire du mouvement cyberlibertarien, allant de débats en conférences.

En 2013, il contribue au lancement de la fondation Freedom of the Press. Pour lui, Edward Snowden, l’informaticien qui a fait tomber le masque de la NSA, l’agence américaine d’espionnage, est un héros. En 2015, son cœur s’arrête de battre pendant huit minutes. John Perry Barlow survit à l’accident mais en sort diminué sur le plan physique. Avec lui disparaît l’une des principales figures de la génération qui a fait la passerelle entre la contre-culture des années 1960 et la Silicon Valley.

▸ Grateful Dead

C’est là que, à partir de 1971, Barlow commence à co-écrire de nombreuses chansons pour son ami Bob Weir et les Grateful Dead, dont certains de leur plus grand succès, comme Cassidy, Looks Like Rains ou Mexicali Blues. Il travaillera avec eux jusqu’à Bob Weir et le groupe lui a d’ailleurs rendu hommage sur Facebook, en publiant une playlist des chansons qu’il a écrites.

Ce lien avec les Grateful Dead amène, en 1986, John Perry Barlow sur WELL, une communauté en ligne aujourd’hui considérée comme l’un des premiers réseaux sociaux, et qui était alors un repère de Deadhead, les fans du groupe. Il y rencontre notamment John Gilmore et Mitch Kapor, avec qui il co-fonde l’EFF quelques années plus tard. Résolument libertarien, longtemps Républicain — il prend ses distances avec le parti dans les années 2000 avec l’arrivée de Bush — John Perry Barlow a vécu de nombreuses vies, et son influence a pesé aussi bien dans les milieux de la contre-culture que dans le cyberespace. Dans ses nombreux écrits, Barlow défendait sa vision d’Internet, comme un espace d’émancipation, de réinvention sociale et d’indépendance. Il est aussi connu pour avoir écrit, à l’aube de ses 30 ans, 25 principes du comportement adulte, un texte qui tourne toujours sur Internet des années après.

Cassidy
Looks Like Rains
Mexicali Blues
Truckin'
Ripple
▸ En six dates

▸ 3 octobre 1947 ▹ naissance (comté de Sublette, Wyoming)

▸ 1971 ▹ rejoint le groupe des Grateful Dead

▸ 1990 ▹ crée l’Electronic Frontier Foundation

▸ 1996 ▹ rédige la Déclaration d’indépendance du cyberespace

▸ 2013 ▹ participe au lancement de la fondation Freedom of the press

▸ 7 février 2018 ▹ mort à San Francisco