En 1968, Stewart Brand lance le Whole Earth Catalog, catalogue de la contre-culture américaine.

Steve Jobs en parlait comme de l'ancêtre de Google.

"Pour un design graphique libre"🔗

Étienne Ozeray, Juin 2014

La culture libre, tout comme l’informatique, puise ses origines dans l’évolution des communautés hippies au début des années soixante-dix. En effet, les valeurs de cette contre-culture et les théories cybernétiques de Norbert Wiener ou Marshall McLuhan ont bon nombre de points en commun. La quête spirituelle hippie qui cherche à élargir le champ de la conscience et à inventer de nouvelles manières de se lier aux autres — à travers les drogues psychédéliques par exemple — a trouvé une résonance dans les théories de village global. C’est par exemple avec l’emblématique Whole Earth Catalog de Stewart Brand que commencent à se rencontrer contre-cultures et technologies numériques. En effet, véritable préfiguration de ce que deviendra l’internet, le Whole Earth Catalog propose un ensemble de références théoriques, techniques et pratiques destiné à un mode de vie créatif et autosuffisant. Chaque nouvelle édition du catalogue était augmenté de commentaires, suggestions et remarques de ses lecteurs.

Vêtements, livres, graines y étaient catalogués, mais aussi des références scientifiques et technologiques. Stewart Brand considérait l’outil informatique comme un « nouveau LSD » dans le sens qu’il offrait autant de possibilités d’émancipation et d’ouverture de la conscience que les drogues psychédéliques. Brand a parla suite prolongé son projet avec le WELL, un espace de discussion numérique autour des contenus du Whole Earth Catalog, transposant ainsi l’esprit communautaire hippie vers des communautés numériques, fondées sur des principes d’ouverture, de partage, d’autonomie, de génération de liens sociaux et de production collective de biens communs.

"It's love money" 🔗

Camille Pageard, 2 octobre 2011

« We can’t put it together. It is together. »

Inscrites en quatrième de couverture au-dessus d’une photographie de la terre prise depuis la lune, ces deux phrases clôturent l’édition de juin 1971 du Whole Earth Catalog. Cette parution est la dernière d’une série de publications menée par Stewart Brand et son équipe depuis l’automne 1968, trois années durant lesquelles sont diffusés cinq Whole Earth Catalog et dix Supplement. Titrée The Last Whole Earth Catalog et sous-titrée Access to Tools comme pour chaque livraison, l’édition se présente comme un catalogue d’informations sur différents articles disponibles à la vente en suivant une structuration qui ne changera que peu pour l’ensemble de ses occurrences :

...chacune composée d’un ensemble individualisé d’informations textuelles et visuelles. Jouant de l’ambiguïté du terme « catalogue », le Whole Earth Catalog n’est pas le rassemblement, la description ou l’inventaire des choses du monde dans le but d’une fixation totalisante. L’absurdité et l’inévitable caractère d’incomplétude d’une telle entreprise sont d’ailleurs marqués de manière définitive par la phrase-slogan de 1971. Le catalogue tel qu’il est conçu dès son origine est en fait pensé comme un système de regroupement d’informations et comme un moyen de diffusion et d’accès à des articles (livres, appareils, outils, fournitures, etc.) jugés nécessaires pour une nouvelle compréhension et appréhension du monde. Chacune des catégories du catalogue est ainsi révélatrice d’une volonté certaine de lier apprentissage indépendant (Quels sont les lieux où se procurer telle ou telle information sur tel ou tel sujet ?), interrogation environnementale globale (Comment certaines propositions théoriques permettent à l’homme d’accéder à une nouvelle compréhension de son environnement ?) et pratique technique (Comment en fonction des dernières avancées technologiques l’homme peut agir de manière autonome et en étant conscient de son impact sur cet environnement?)

Prenant en charge des interrogations et des réflexions alors en plein essor, le Whole Earth Catalog, installé dans les locaux du Portola Institute à Menlo Park en Californie, se propose d’être un lieu de rassemblement et de transmission, une forme d’émetteur-récepteur de tendances environnementales, scientifiques, technologiques et sociétales. Il se veut un capteur et un diffuseur d’informations rassemblées afin de permettre une mise en réseau et une forme de collaboration entre équipe de rédaction, lecteur, producteur et utilisateur. Érigée en principe de fonctionnement, cette orientation se trouve affirmée en ouverture de chacune des livraisons :

Le Whole Earth Catalog fonctionne comme un dispositif d’évaluation et d’accès. Avec lui, l’utilisateur pourra mieux connaître ce qu’il est bon d’avoir ainsi que où et comment se le procurer. Un article est listé dans le Catalog s’il est jugé :

Les listings du Catalog sont continuellement révisés en accord avec l’expérience et les suggestions des utilisateurs et de l’équipe du Catalog.

En s’appuyant sur un fonctionnement collectif, le Whole Earth Catalog est ainsi lui-même un outil dédié à la mise à disposition des informations nécessaires à l’implantation et à la viabilité des communautés autonomes qui se forment depuis la fin des années 1950 aux États-Unis, mais aussi à la mise en relation de groupes sociaux aussi différents que les hippies, les étudiants, les biologistes et les ingénieurs informaticiens.

C’est en suivant ces prérogatives qu’on trouve dans le Whole Earth Catalog tout autant des extraits de livres de Richard Buckminster Fuller ou sur l’art du Tantra que des chroniques sur des manuels de construction de cabanes en rondins de bois, des photographies issues d’un livre sur les formes géométriques des coquillages, des indications sur le moyen de se procurer par courrier des graines biologiques de fruits et légumes, des références sur l’évolution historique des techniques mécaniques chinoises, sur la captation de l’énergie solaire ou les dinosaures, des présentations de catalogues d’outils (pinces, marteaux et échelles), des chroniques de livres sur le macramé ou la vie extraterrestre, des pages consacrées aux ouvrages de Marshall McLuhan (Understanding Media, 1964) et de Norbert Wiener (Cybernetics, 1948), des références de livres historiques sur les villages primitifs, les Kibbutz, les utopies modernes, les massages ou la construction de son propre ordinateur, etc.

Stewart Brand, né en 1938, est l'un des emblèmes des communautés hippies.

Il est le créateur de the Well, première communauté en ligne, et du fameux Whole Earth Catalog, intrinsèquement lié aux valeurs hippies des années 60/70.

"Stewart Brand, le hippie technophile qui se prenait pour Dieu"🔗

Philothée Gaymard, 8 aout 2016

Un pionnier de l’écologie politique

Stewart Brand aime faire état de son pedigree écolo. Né en 1938 dans l’Illinois, il fait à l’âge de 10 ans le serment solennel, « en tant qu’Américain, de sauver et loyalement défendre les ressources naturelles de [son] pays contre l’épuisement – son air, son sol, ses minéraux ; ses forêts, ses eaux, et sa vie sauvage ». Convaincu de la responsabilité humaine dans l’état de la planète, il milite depuis les années 1960 pour éveiller les consciences.

Un scientifique pragmatique

Diplômé en biologie à Stanford, Brand se spécialise en écologie et évolution. Son rationalisme de chercheur infuse son militantisme. « Puisque je suis écologiste de formation, prospectiviste de profession et bricoleur (ingénieur cancre) de cœur, mes dispositions sont la rigueur scientifique, la perspective géoéconomique et un parti pris d’ingénieur, qui envisage tout sous l’angle du problème de conception à résoudre ».

Un Terrien avant l’heure

En 1968, la toute première photo de la Terre vue de l’espace est publiée en une du Whole Earth Catalog, ouvrage dont Brand est le fondateur. Ce n’est pas une coïncidence : deux ans auparavant, il avait lancé un appel public à la Nasa, avec ce slogan :

« Pourquoi n’avons-nous toujours pas vu de photo de la Terre tout entière ? »

Avec cette image, l’humanité voit pour la première fois son berceau ; elle prend aussi conscience d’être liée par une responsabilité collective pour le préserver. Un an avant le premier pas sur la Lune, l’identité terrienne naît un peu grâce à Brand.

Un artisan du do it yourself

Le Whole Earth Catalog est le grand œuvre de Brand. Publié entre 1968 et 1972, c’est un répertoire aux airs d’encyclopédie, visant à rendre innovations et techniques accessibles au plus grand nombre – il porte d’ailleurs le sous-titre : « Accès aux outils ». Fondé sur une vision décentralisée et émancipatrice de la technologie, le Whole Earth Catalog répertorie les outils employés par les communautés de la fin des sixties, que le hippie Brand et sa femme ont eux-mêmes explorés. Une sorte de version 1.0 des fichiers open source. Comme l’écrit John Markoff, du New York Times, cette bible de la contre-culture était rien de moins que :

« Internet avant Internet. C’était le livre du futur. C’était le Web imprimé ».

Un défricheur du numérique

En 1985, Stewart Brand lance avec Larry Brilliant le WELL (Whole Earth ‘Lectronic Link), la toute première communauté virtuelle, toujours en activité. Ami de Steve Jobs, c’est aussi lui qui invente le terme « personal computer » et qui écrit le slogan cher au fondateur d’Apple : « Stay hungry, stay foolish ». Brand appartient à ces chercheurs ayant fait le pont entre les idéaux hippies et le développement d’Internet et du numérique.

Un apôtre du long terme

La Long Now Foundation, cocréée par Stewart Brand en 1996 (01996 selon ses règles typographiques), a pour but de soutenir le développement d’une pensée et d’une responsabilité de long terme. Elle prototype notamment l’Horloge du Long Maintenant, un appareil qui tinterait tous les ans, sonnerait tous les siècles et dont le coucou sortirait à chaque millénaire. Serial obsessionnel, Brand préside également SALT (Seminars About Long-term Thinking), une sorte de conférence TED sur le long terme.

Un écolo technophile controversé

En 2009, Stewart Brand jette un pavé dans la mare des écolos en publiant Whole Earth Discipline (traduit en 2014 en France), ouvrage définitif dans lequel il défend un écologisme pragmatique pour sauver la planète. Pragmatique, cela veut dire qui embrasse les opportunités ouvertes par le nucléaire, les OGM, la géo-ingénierie, la ressuscitation d’espèces (Brand dirige un projet appelé « Revive & Restore ») et l’urbanisation de masse. « Si les verts ne s’ouvrent pas à la science et à la technologie pour aller chercher une longueur d’avance dans l’un et dans l’autre, ils risquent de rejoindre les rouges dans l’oubli » prophétise-t-il.

Un démiurge décomplexé

Dans le premier numéro du Whole Earth Catalog, Brand écrivait : « Nous sommes comme des dieux, autant être bons à la tâche ». Son dernier ouvrage s’ouvre sur ces mots : « Nous sommes comme des dieux, et nous devons devenir bons à la tâche ». Amoureux de la nature et de la science, Brand prend le contrepied du discours environnemental classique en prônant une vision prométhéenne du monde. Enfant du xxe siècle, il a une conception de l’homme tout-puissant et capable du meilleur. Dans un mouvement écologiste déchiré par les désaccords entre naturalistes et technophiles, sa position est évidemment minoritaire. Brand a toujours su être à l’avant-garde de toutes les révolutions. Mais pas sûr que ce talent suffise à faire de Discipline pour la planète Terre (son dernier ouvrage publié en 2014 aux éditions Tristram) la bible écologique du XXIe siècle.